Fresque monumentale longtemps perdue dans les limbes des cinémathèques, A Brighter Summer Day nait à la faveur d’une déclaration d’indépendance d’Edward Yang, à savoir la création de sa propre maison de production. Elle lui donne donc les coudées franches pour un film ambitieux, que ce soit dans la reconstitution qu’il va offrir du Taiwan des années 60 et la liberté artistique qui lui permet de livrer un film de 4 heures.
Comme souvent dans de telles entreprises, il s’agit de faire cohabiter la grande Histoire à l’intimité des protagonistes, avec une dimension autobiographique qui lui permet d’intégrer un fait divers survenu dans son propre collège, et qui vient ici conclure tragiquement le récit. Alors que le pays se voit déchiré entre les chinois de l’extérieur et ceux installés avant 49 sur l’île, les parents œuvrent dans les différentes sphères d’influence et la jeunesse se scinde en gangs rivaux sous la coupe d’une culture américaine qui donne d’ailleurs, par l’entremise d’un titre d’Elvis Presley, son titre au film. Bagarres de rues, bals cristallisant toutes les tensions, projets de vie compromis rythment ainsi un parcours initiatique où l’on découvre l’injustice, l’incertitude et une violence susceptible de surgir à tout moment.
La chronique adolescente, qui prend des airs de Romeo et Juliette en associant la romance et les conflits, tente ainsi de prendre le pas sur un monde qui, à intervalles réguliers, impose un cadre contraignant. Cela explique sans doute les arythmies d’un récit au long cours, dans lequel le personnage principal tente de discerner du sens à l’aide d’une lampe de poche qui lui permet d’isoler, dans l’obscurité générale, des ébauches de vérité.
Le regard du cinéaste sera, comme dans Yi Yi, déterminant tout en s’assurant d’une présence discrète. Un travail soutenu de la composition des plans d’ensemble équilibre un sentiment d’impassibilité et de relative neutralité qui habite l’ensemble du film, laissant aux silhouettes une existence vibrante qui relate avec émoi les frimas de l’adolescence. De la même manière, le jeu constant sur la lumière ponctue l’esthétique soigné de l’image : à l’aide de cette lampe de poche, mais aussi à travers le voile d’un baldaquin, les blocs de glace utilisés pour la torture, où le brusque éclat d’une ampoule. Autant d’accès fluctuants et poétisés à un réel qui se teinte progressivement d’un regard gagnant en individualité, que ce soit celui d’un jeune homme se précipitant vers la perdition ou celui d’un cinéaste à la recherche du temps perdu.