Conte d'août !
Ma première incursion dans le cinéma de Guillaume Brac (pas la dernière évidemment, vous vous en doutez vu ce que j'écris ensuite !) et je ne regrette absolument pas le voyage. Oui, on peut parler...
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le 28 mai 2021
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À l’Abordage, le dernier film de Guillaume Brac, entraîne son spectateur dans une joyeuse dérive estivale où l’aventure attend les intrépides comme les timides, les volontaires comme les réfractaires.
Pour entrer dans la fiction, il faut sortir du réel : voici en substance la belle exhortation du prologue de À l’Abordage, qui suit les vagabondages de Félix sur les quais de Seine, sa recherche hésitante d’un possible, puis sa rencontre chaloupée avec la belle Alma. À ce moment précis, on est encore dans l’espace croisé du documentaire et de la fiction, où les corps dansants des jeunes gens appartiennent toujours à un acteur et une actrice, infiltrant en contrebande des identités étrangères au récit qui se prépare. En ce sens, le film prolonge le geste du documentaire L’Ile au trésor, dont les protagonistes (réels) se rêvaient comme autant de personnages, le temps d’une journée à la base de loisirs de Cergy-Pontoise. Et comme l’Ile au trésor, À l’Abordage est avant tout un film de territoire, où chaque lieu contient à la fois une invitation au jeu et à l’imaginaire, et les barrières, les frontières qui contrarient ces envies d’ailleurs et d’altérité.
En voiture, chaton !
Pour Félix, ce désir de l’autre a un nom, Alma, et son assouvissement implique une sacrée vadrouille, puisque la dulcinée s’en est allée en villégiature dans la maison familiale, nichée dans les exotiques paysages de la Drôme. Pas vraiment effrayé et vigoureusement encouragé par la vieille dame dont il s’occupe (« il y a toujours un risque à prendre »), Félix entraîne avec lui son ami Chérif, pour qui les vacances n’ont jusqu’ici jamais rimé avec le voyage, et encore moins avec les promesses de l’amour estival. Amorcé sous la grisaille parisienne, le périple des deux compères est rendu possible par une tromperie, qui dit avec malice le besoin de chacun d’endosser une identité neuve et flexible. La route se fera donc en compagnie d’Édouard, et tant pis si celui-ci pensait faire le trajet avec deux jeunes femmes. Dès lors, le projet fictionnel de Guillaume Brac tient tout entier dans l’habitacle exigu de la voiture d’Édouard. Les trois garçons – Édouard au volant, Félix sur la banquette arrière, l’attachant et pourtant détaché Chérif (incarné par le talentueux Salif Cissé) tentant péniblement de faire un trait d’union – se toisent, se défient souvent du regard, s’apprivoisent un peu, avec beaucoup de précautions et de préconceptions. Félix et Chérif sont noirs, Édouard est blanc, et cette différence, dont l’évidence sert de masque à toutes les autres, préfigure la vacance comme motif ultime d’hybridation : elle est le lieu idéal de la rencontre, du déplacement et de l’accident. Autrement dit, l’endroit de tous les possibles, celui où les protagonistes chercheront à se défaire de tous les déterminismes, réels ou fictionnels, avec un succès somme toute relatif, mais véritable néanmoins.
Partie de camping
Tout le séjour sera ainsi rythmé par une série de péripéties amoureuses ou collectives, filmées sur la même ligne d’équilibre et de bascule entre tragique et comique sur laquelle se tenait Du Côté D’Orouët, le film de vacances de Jacques Rozier – la réjouissante filiation entre Bernard Menez et Édouard (Sulpice) achevant de rendre manifeste la parenté des deux cinéastes. Comme celle de Rozier, la poétique romanesque de Guillaume Brac s’attache avec ce qu’il faut de distance et de ruse à la fougue des uns et à la prudence des autres, aux petites crevasses qui séparent ses personnages et aux grands élans qui finissent toujours par les rapprocher, autour d’une barquette de frites trop salées, de la haine partagée à l’égard d’un rival irritant, ou d’un refrain fredonné ensemble, avec plus ou moins d’assurance, à une soirée karaoké. Avec sa tonalité si particulière, le film capte ces petits riens qui font les grandes aventures estivales, dans lesquelles le monde organisé et déceptif – c’est-à-dire le monde réel – est momentanément suspendu, pour laisser place à un univers bigarré, peuplé de pirates, de clowns et de sirènes.
L’oscillation permanente du long-métrage entre les registres et les tonalités comme les chassés-croisés sentimentaux et amicaux qui le composent font de À l’Abordage un récit plus complexe qu’il n’y parait au premier abord : Brac y orchestre une cacophonie plurielle, où chaque voix finit pourtant par trouver sa place, de manière d’ailleurs souvent inattendue. Le final, délicat et facétieux, vient consacrer ce tropisme du renversement. Quand la parenthèse des vacances, aussi courte qu’enchanteresse, se referme sur Félix, Chérif et Édouard, on a beau savoir que le réel les attend, que les frontières et les cloisons sont toujours là, on se dit que le jeu en valait quand même bien la chandelle.
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Créée
le 11 nov. 2022
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