Voici un des films qui ont construit ma cinéphilie. Cela fait bien 25 ans que j'aime le film de Kazan. Cependant, cette dernière vision en date fut différente : c'était la première fois que je le voyais après avoir lu le roman de Steinbeck.
Publié en 1952, le roman A l’Est d’Eden est un des chefs d’œuvre du Prix Nobel de Littérature américain John Steinbeck (auteur également des Raisins de la colère, magnifiquement adapté au cinéma par John Ford). En quelque 800 pages, Steinbeck décrit la vie de deux familles en Californie sur plusieurs générations. Il décrit des personnages complexes et attachants, d’une grande profondeur psychologique ; mais surtout, derrière une écriture apparemment simple, il aborde de nombreuses questions : la responsabilité individuelle, le déterminisme social, politique et géographique, la place de la religion, le rapport au progrès technique, les relations parents-enfants, la morale…
Adapter un roman aussi foisonnant relève de la gageure, et c’est avec une grande intelligence qu’Elia Kazan a fait un choix : se limiter à une partie de l’œuvre originale, en focalisant son attention sur les relations parents-enfants.
Dès la scène d’ouverture, nous faisons la connaissance de Cal, et du jeu intense, d’une rare incandescence, de James Dean. Sans le moindre mot, par une attitude générale et un jeu sur les regards (ainsi que par une réalisation précise et fine, attentive au moindre geste), le spectateur peut mesurer toute la souffrance, le mal-être de ce jeune homme. Sa façon de se replier sur lui-même, son incapacité à exprimer des propos clairs, son indécision, sa démarche : tout indique le personnage renfermé sur lui-même, le manque d’assurance. Il suit une femme dans les rues mal famées du Monterey de 1917, mais sans oser l’approcher. Il y a en lui ce désespoir qui pousse à des actes insensés, et en même temps cette peur qui l’empêche d’aller au contact frontal.
Preuve du talent d’Elia Kazan : tout cela nous est montré en une scène presque entièrement muette, sans rien affirmer, en exploitant magnifiquement les moyens que le cinéma met à sa disposition : des cadrages savamment construits (parfois subtilement obliques), un jeu sur les couleurs, un sens du tragique et un jeu d’acteurs exceptionnels. N’oublions pas qu’Elia Kazan, outre son talent de metteur en scène, a permis au cinéma de découvrir, par le prisme de l’Actors Studio, des comédiens comme Marlon Brando, Montgomery Clift, Robert DeNiro, Harvey Keitel, Christopher Walken, James Woods et tant d’autres… James Dean est un parfait exemple du type de jeu spécifique à cette école, un jeu totalement intériorisé, à la fois d’une grande intensité et très subtil.
Très vite, nous comprenons ce qui manque à Cal. C’est la reconnaissance de son père. Pourtant, il fait tout pour cela. Il fait tout pour se faire remarquer, en bien d’abord. Mais face à la méfiance, voire aux refus paternels, Cal s’enfonce dans la colère.
Du roman de Steinbeck, Kazan a conservé cette description de relations père-fils forcément complexes et qui ne peuvent se limiter à des préjugés stéréotypés. Cal n’est pas le mauvais fils face à un Aron qui serait l’enfant modèle, le digne héritier. Cal est celui qui ne sait pas s’y prendre, il est celui qui ne parvient pas à communiquer avec son père. Et cette incommunicabilité est réciproque : tout ce que son père trouve à dire face au malaise de Cal, c’est de lui faire la morale à grand coup de lectures bibliques. Adam, le père, est tout aussi désemparé face au comportement d’un fils qu’il sent s’échapper.
Le film va ainsi se construire sur une séries d’oppositions. Opposition entre Cal et Aron, les deux frères. Aron, c’est le fils modèle, le garçon que tout le monde voudrait avoir. Il est quasiment désigné héritier de l’entreprise paternelle, il obéit en tout aux volontés de son père (alors que Cal, lui, a ses propres idées, qui d’ailleurs sont loin d’être mauvaises : il fait preuve d’un certain pragmatisme qui ne semble pas être l’apanage de la famille, comme lorsqu’il propose à son père de cultiver des haricots au lieu d’investir des fortunes dans son procédé de congélation). Alors que Cal est voûté et gauche, Aron est droit comme la justice et avance à grandes enjambées. Et surtout, alors que Cal est seul, Aron a une fiancée, Abra, avec laquelle il prévoit déjà de fonder une famille.
Une autre opposition se dessine au fil du film, et elle traverse le personnage de Cal lui-même. C’est une opposition parentale. Adam avait toujours dit à ses fils que leur mère était morte. Mais Cal découvre la vérité : leur mère est partie (après avoir tiré sur son mari, et en abandonnant ses deux garçons) et, désormais, elle est tenancière de bordel dans la ville voisine. Et voilà notre fils partagé entre ces deux influences parentales, entre deux modes de vie opposés. D’un côté l’agriculteur, inventeur, travailleur manuel dans sa campagne, fervent lecteur de la Bible, plus ou moins représentant du bon travailleur américain, et de l’autre le vice d’une femme que la société juge immorale mais qui, par son sens des affaires aussi bien que par le chantage qu’elle fait peser sur les autorité de la ville, tient une position avantageuse. Et Cal, en manque de reconnaissance paternelle, de plus en plus violemment jaloux de son frère, cherche une explication dans ce lien maternel : il serait mauvais parce qu’il tiendrait de sa mère.
Tout cette opposition se retrouve géographiquement. Au début du film, un texte nous présente les deux villes voisines et pourtant séparées, Salinas et Monterey. Et la réalisation de Kazan impose d’emblée cette opposition entre les villes, Monterey paraissant livrée à l’immoralité, avec ses rues mal fréquentées, l’emprise de l’argent, les bâtiments lugubres, son atmosphère violente et volontiers glauque. De l’autre côté Salinas, où la vie semble plus saine, plus colorée, plus heureuse. Et entre les deux, Cal, faisant sans cesse l’aller-retour entre ces deux lieux qui agissent comme les deux pôles d’une attraction magnétique. Kazan fait ainsi une projection spatiale de l’écartèlement de son personnage, comme un paysage mental du malaise de Cal.
Du roman de Steinbeck, Kazan a aussi gardé l’aspect religieux, présent dès le titre. A l’Est d’Eden renvoie à la Genèse, lorsqu’Adam (prénom du père de Cal et Aron, comme par hasard) et Eve ont été expulsés du Jardin d’Eden. Le monde décrit, aussi bien dans le roman que dans le film, est celui d’après la chute, un monde dominé par le péché, la luxure, l’envie, la colère. Un monde où la spiritualité et la morale sont étouffées par l’argent. Un monde où les liens familiaux explosent sous les problèmes d’incommunicabilité. Un monde où on « travaille à la sueur de son front », pour parfois tout perdre d’un coup. Un monde où « le cœur des hommes » semble s’être refroidi.
Mais sous ces braises, il y a toujours un besoin d’être aimé, une nécessité de s’accrocher coûte que coûte à une étincelle d’humanité.
Quant à l’opposition entre les deux frères, elle fait inévitablement penser à Caïn et Abel (voir les initiales des prénoms des enfants).
Face à James Dean, Raymond Massey est exceptionnel. L’acteur habitué aux rôles de méchants (et qui était tellement drôle dans Arsenic et Vieilles Dentelles) livre ici une prestation émouvante et subtile. Elia Kazan pose un drame fort, brillamment réalisé, d’une grande puissance évocatrice, un film beau et complexe.
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