“ Les chats meurent, la musique s’estompe mais l’art demeure. ”

Après la reconnaissance critique et publique du réalisateur Yórgos Lánthimos, à qui l’on doit notamment Canine (2009), film grec indépendant s’étant fait remarquer, notamment au festival de Cannes - où il reçoit le prix “ Un certain regard “ récompensant les cinéastes aux propositions audacieuses et singulières se démarquant des productions plus mainstream - ainsi que l’Oscar du meilleur film étranger en 2009. Son succès viendra ensuite se confirmer avec l’avènement du film The Lobster (2015) qui marquera d’une pierre blanche l’arrivée d’un cinéma grec encore peu connu sur la scène internationale. C’est désormais au tour d’un autre cinéaste venu de la république hellénique de se frayer un chemin en dehors des frontières européennes : j’ai nommé Vasilis Katsoupis, dont c’est le premier film. Celui-ci, distribué majoritairement par Focus Features aux Etats-Unis, nous conte les (més)aventures de Nemo, un cambrioleur spécialisé dans le recel d’oeuvres d’art, qui se retrouve emprisonné contre son gré au sein du penthouse New-Yorkais d’un riche propriétaire kazakh à qui il tente de dérober certaines pièces. Thriller psychologique où les thématiques fusent : entre l’omniprésence de l’art au sein du vivant à la quête d’introspection de notre héros en passant par une plongée en apnée au plus profond de la folie où se mêlent désirs, regrets et contemplation, que vaut Inside de Vasilis Katsoupis ? Dédale pseudo-intellectuel aux références poussées ou véritable huit-clos magistral qui marquera son époque ? Inside emprunte un peu aux deux, et nous allons tenter ici d’en tirer les tenants et aboutissants au travers d’une œuvre complexe, singulière et étonnante sur fond de… macarena - avouez que c’est accrocheur - !


Qu’on apprécie ou non la proposition, Inside est un film qui marquera le.la spectateur.ice, ne serait-ce que pour son atmosphère, servie par une photographie et une réalisation aux petits oignons. Le réalisateur nous décompose une imagerie léchée où chaque détail est sujet à l’interprétation. Les éléments, décors, accessoires et autres matières organiques qui constituent la narration sont iconisés. Il me semble voir au travers de cette proposition une volonté de rendre tangible le beau en toute matière, l’inscrivant sous forme de véritables tableaux ; la magnificence de cet appartement bourgeois passe par un focus sur bon nombre d’oeuvres qui le constituent mais aussi par la répugnante putréfaction d’un volatile ou encore le dégoût ressenti à la vue d’un monticule de matières fécales. Ces signifiants sont marquants et choquent parfois au travers d’un travail minutieux sur les textures. Ce souci du détail dans l’imagerie dépeinte par Vasilis Katsoupis vient renforcer sa volonté de donner une impression d’immensité au lieu où se déroule l’action principale du film. En effet, cet enfermement se traduit dans ces détails, livrés par de gros plans, qui viennent contraster avec d’autres focales bien plus larges, conférant au film un sentiment de grandeur où l’abîme dans lequel se plonge Nemo devient sa prison. On y ressent le temps qui s’écoule peu à peu sans trop savoir comment. À quelle période sommes-nous ? Viendra-t-on délivrer notre prisonnier ? Pourquoi personne ne semble se soucier de son sort ? Et si tout ceci n’était qu’une mise en scène savamment orchestrée par le propriétaire de l’appartement afin de créer une œuvre d’art performative ? Tout ceci n’existe qu’au travers de l’interprétation que vous vous ferez d’Inside, car si le film brille par son imagerie, c’est parce qu’il est une œuvre qui se ressent avant d’être comprise. Il se targue d’être une lecture assez libre de ce qu’est l’expression artistique au travers de ces mots en introduction : “Les chats meurent, la musique s’estompe, mais l’art demeure.”. Une véritable constante qui s’affranchit de tout chaos car cette dernière serait indicible et éternelle.

Au-delà des allégories qui constituent - en majeure partie - la grammaire cinématographique de cette réalisation, l’écriture quant à elle nous ramène sans cesse à la séquestration non-consentie au travers d’un propos peut-être bien plus politique qu’il n’y paraît. Tout commence par la dualité entre notre cambrioleur et sa victime (un riche propriétaire kazakh, jamais nommé) : l’un semble issu d’un milieu plus modeste, affilié à une bande organisée spécialisée dans le recel d’oeuvres d’art, l’autre est un fortuné, embourbé dans une folie des grandeurs déraisonnée. Une fois passé la lecture brute et premier degré du film, doit-on y voir une forme de révolte où les plus modestes se retrouvent systématiquement aux affres des puissants ? Véritable fantasme de Nemo, emprunt de visions fantasmagoriques et aseptisées, il est l’esclave d’une réalité qui le dépasse cruellement. Au seuil de la folie, ce dernier rencontre sa victime qui lui prononcera ces mots : “ Aucun homme est une île ou chaque homme est une île ? (...) Nous sommes tous des marionnettes manipulées par des fils invisibles.”. Des paroles projetées sur un individu au bord de la rupture psychiatrique, développant cette folie dans la réclusion d’un enfer bourgeois. Une certaine lutte des classes vue depuis la tour d’ivoir d’un appartement new-yorkais, se permettant même une petite saillie sur la toute puissance technologique - souvent défectueuse au sein de cette narration. Une autre grille de lecture semble nous parvenir en la toute puissance de la création artistique évoquée dans le paragraphe précédent. Tout au long du film, Vasilis Katsoupis s’amuse à malmener et déconstruire son décor. Chaque signifiant est un prétexte à la destruction et au chaos, donnant lieu à une transformation radicale de son espace ; une œuvre déformée et malmenée qui en créera une autre. C’est ainsi que l’on assiste à la fin du film à une tentative d’évasion. Nemo utilise les différents meubles design de cet univers froid et épuré, sous l’aspect de formes géométriques qui, une fois emboîtées les unes sur les autres , forment une tour à la manière d’une construction de légos. Dans le dernier acte, cet édifice le conduira à sa liberté, lui permettant de forcer une fenêtre au sommet de l’appartement. Doit-on y voir une allégorie du plafond de verre, révélateur d’un propos plus politique, comme énoncé précédemment ? Je m’avance sans doute trop. D’ailleurs, cette dualité est elle-même énoncée par Willem Dafoe dans les derniers instants du film, où son personnage écrira sur un mur : “ Pour vous, c’était votre maison. Pour moi, c’était une cage.”. Le mot “cage” n’est d’ailleurs pas anodin. Dans ce récit, Nemo subit une évolution le conduisant du statut d’humain à celui de bête. Il doit s’adapter aux climats extrêmes de l’appartement suite à un dérèglement du thermostat - passant de 45° à des températures négatives - l’eau et la nourriture finissent par lui manquer - lui demandant recul et réflexion sur les possibilités de survies qui s’offrent à lui - et il se trouve même réduit à devoir faire ses besoins dans la baignoire - l’eau n’étant plus disponible. Recroquevillé, assoiffé et affamé, notre protagoniste cherche inlassablement de quoi nourrir son estomac et son esprit dans une cage pensée et designée par une entité plus puissante que lui. Sa seule compagnie sont les poissons du propriétaire, ainsi qu’un pigeon prisonnier pour sa part de la terrasse avec qui il converse de temps à autre. Les premiers seront dévorés dans un élan désespéré pour satisfaire une faim gargantuesque, l’autre - décédé - finira rongé par les vers, miroir d’un futur qui attend peut-être notre héros. Comme un lion, il tourne dans sa cage et enchaîne les comportements névrotiques, aspirant à la seule délivrance d’une brise qui pourra venir se poser sur sa joue. Une fois encore, les lectures sont nombreuses et peut-être pouvons nous voir ici un propos plus animaliste dénonçant la séquestration d’être sentients par la puissante cruauté humaine ? L’interprétation reste libre. Toutes ces grilles de lecture sont accompagnées par une prestation magistrale de Willem Dafoe ainsi que par la représentation d’une réalité cynique et désabusée.

Le film reste malgré tout bien “prise de tête” et ce, malgré quelques insères rigolotes comme l’utilisation répétée de la macarena , leitmotiv récurrent qui renforce l'aliénation de notre prisonnier dont le.a spectateur.ice s’amuse. Au-delà, il en reste une œuvre décousue face à laquelle il sera nécessaire de prendre du recul. Car si Inside brille par sa direction artistique, il n’en reste pas moins un objet filmique difficilement accessible où son réalisateur nous rappelle sans cesse son besoin compulsif de créer du sens avec de l’abstrait. Je dirais qu’il est un film à ne pas mettre entre toutes les mains tant ce dernier semble s’adresser à un public “de niche”. C’est là pour moi le plus grand défaut de Inside. La profusion d’images et autres allégories nous étouffe parfois jusqu’à la nausée. Si la volonté de l’auteur est de nous servir un propos subversif sur l’art sur fond de lutte des classes et d’animalisme , il se confond alors lui-même dans ce qu’il veut dénoncer - se faisant défaut de par son manque d’accessibilité. En conclusion, je dirais qu’Inside restera une œuvre singulière, personnellement jamais vue, mais aux attraits trop intellectuels que pour se laisser porter par son propos. Nemo (“personne” en latin) est dévoré par les affres créatrices, engouffrantes mais surtout incompréhensibles de l’Art avec un grand A… Tout comme le.la spectateur.ice. À la toute fin, il ne restera plus rien, à l’exception de la création artistique qui survivra face à l’inexorabilité de la vie. Un propos fataliste et pessimiste qui se conforte dans sa propre persuasion.

TheCraquelin
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le 18 août 2023

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