Vertigineux, c’est le mot qui vient à l’esprit devant ce très beau film, océan boueux et étincelant à la fois, et le personnage interprété par Cluzet semble lui-même souvent au bord d’un précipice immense, le regard fou, affolé par tant de démesure, par tant d’excès, et conscient certainement d’aller trop loin vers des terrains encore vierges, prêts à être reconquis. La métaphore qui absorbe le film est infiniment évidente dans ses interprétations, mais évidente justement dans ses actions, dans le déroulement des scènes : la route et la vie, suivre un chemin, son destin comme un chantier à construire, à bâtir, ériger quelque chose qui reste, pour soi ou pour les autres.
Xavier Giannoli évite les explications, les raccourcis flagrants, et se concentre sur les détails essentiels, un présent indécis où tout se fait, se vit obligatoirement dans l’instant de peur que tout disparaisse, que tout se délite à nouveau dans un improbable futur. Ainsi, nous n’apprendrons rien du passé de Paul, charlatan professionnel, ni même de son avenir quand la caméra l’oubliera seul en haut d’un piédestal de terre, triomphant face à l’aube, aux éléments et aux autorités. Il est éventuellement une énigme, un mensonge aveuglant que beaucoup ont voulu croire ou ne pas déceler, et ne pas voir (Nicolas, jeune voleur vivant lui aussi de petites combines, semble, dès le départ, savoir qui est vraiment Paul après avoir fouillé dans sa voiture).
Paul s’arrange de la réalité qu’il remodèle à sa guise en faisant fi des impératifs, du concret et des aléas. L’humain se mélange alors, imperceptiblement, à la glèbe, et l’intime au social, au global. D’escroc minable, Paul se mue en Fitzcarraldo des plaines, se sublime en héros moderne supposé enrayer la misère financière d’une région, presque en sainte providence que vient évoquer l’icône religieuse préservée dans une bâtisse abandonnée. Tout cela dans un souffle froid du Nord, de pluie et de nuages bas qui redimensionne les paysages et les hommes à une perspective physique et terrienne, à une échelle plus humble (on pense à Dumont).
À l’origine n’a pas un temps mort, pas une seconde de trop, sa mise en scène est fiévreuse, précise, toujours en mouvement, à l’image de Paul qui connaît l’échéance des dettes, des créanciers et de la supercherie transformée, au fil des jours, en projet philanthrope et irréel, très loin de l’arnaque originelle. Un suspens s’installe alors progressivement : jusqu’où Paul va-t-il pouvoir tenir ? Quand sera-t-il découvert ? Et des questions affleurent aussi à nos pensées, brutales et criantes : ces gens floués ont-ils été si crédules, si désespérés, si pressés d’en finir avec l’adversité économique pour avoir ainsi autorisé une telle confiance envers cet homme surgit de nulle part ?
Du film, il faut également rappeler le casting prodigieux (et la musique inspirée de Cliff Martinez). Emmanuelle Devos, Stéphanie Sokolinski et Cluzet bien sûr dont les yeux désemparés, face à sa propre imposture et son propre acharnement à édifier cette autoroute au milieu de rien, disent beaucoup du dérèglement de cet homme pris au piège d’un trop de chimères. Et Vincent Rottiers, magnétique, s’oppose et se confond à lui avec quelque chose qui a à voir avec l’animal, la prédation. Oublions un instant Un prophète et Le ruban blanc ; cette œuvre grisante, d’une surprenante originalité, est la vraie palme d’or de 2009.