À ma place
À ma place

Documentaire de Jeanne Dressen (2020)

« On a tous une vie, mais on n'a pas tous un travail »

Place de la République, tremblante un micro à la main, Savannah une vingtaine d'années, lit un texte manuscrit devant une foule attentive. Le mouvement Nuit Debout a déjà commencé, l'implication du public est réelle, et le discours de cette jeune femme y trouve un écho très favorable. Éloquente, elle y dénonce l'attitude des politiques, et le sort réservé aux classes populaires, ainsi qu'aux jeunes précaires. Modératrice de débats lors des assemblées générales quotidiennes, Savannah doit jongler entre son engagement en tant que militante, et ses études de sociologie. Il lui faut encore valider plusieurs matières, car elle ambitionne d'intégrer l'ENS en lettres l'année suivante. La fatigue qui s'accumule, et la répression violente des forces de l'ordre mettent en péril la poursuite de ces deux combats, il lui faudrait choisir.


**Dans les pas de Bourdieu**

Savannah est une jeune femme très éloquente et charismatique, frondeuse, généreuse et cultivée. Elle fonce souvent tête baissée sans prendre le recul nécessaire pour se préserver. Première de sa classe en master de sociologie, elle a su développer un esprit critique et d'analyse pertinent. Issue de la classe populaire, elle a fait sienne les pensées de Pierre Bourdieu stigmatisant notamment l'élitisme dans l'éducation supérieure. C'est par l'argumentation que Savannah exprime sa révolte, notamment lors d'une séquence de confrontation qui l'oppose à une vieille dame, après avoir tagué la façade du bâtiment.


**« On a tous une vie, mais on n'a pas tous un travail »**

Savannah a ancré en elle une volonté de s'instruire, et de transmettre les connaissances qu'elle acquiert. C'est ainsi qu'elle crée une « nuit debout » décentralisée, et se désole du peu de réaction des gens curieux, venus seulement en spectateurs.


De courtes séquences tournées au sein de sa famille dévoilent davantage certains traits de sa personnalité, notamment l'origine de sa révolte, de ses engagements (ZAD, COP 21, etc.). Son père, vêtu d'un t-shirt Anonymous, qu'elle qualifie avec dérision de « chômeur et alcoolique », - et qui se tient volontairement à distance de la caméra ne souhaitant pas forcément prendre position - se voit attribuer le rôle du grand sage. Par son humour, il se montre perspicace sur la situation, et encourage sa fille à aller de l'avant, malgré les risques encourus face aux forces de l'ordre, lui qui n'envisage pas pour autant de participer à la grève générale.
Ces séquences permettent également de montrer la fracture sociale actuelle de la société. La grand-mère par exemple, qui ne parvient pas à utiliser son portable et s'en désole, ou la mère qui n'aime pas lire des livres qu'on lui imposait plus jeune, et qui ne connaissait pas l'ENS avant que sa fille y postule. Cette dernière s'ouvre progressivement face à la caméra, et fait preuve d'une grande clairvoyance à l'égard de Savannah et des difficultés qui seront les siennes dans la société de demain.


**Personnage auto-réflexif**

Plusieurs séquences dévoilent Savannah au bord de l'épuisement et des larmes, « du coton dans les oreilles, la vue floue » et la voix cassée. Elle prend tout de même le volant, et continue sa journée sur un rythme éprouvant. Bien consciente que son corps ne suivra pas tout le temps, les « nuits debout » s'enchaînent à son emploi du temps d'étudiante et à ses nombreux dossiers à rendre.
Son combat à la fin du film a évolué. Elle est à présent plus lucide mais moins ambitieuse. Elle envisage de devenir enseignante en primaire, afin de donner des réponses aux enfants, comme elle-même a pu en obtenir à l'époque, une solution plus efficace sur le long terme.


**Une ascension tragique**

Personnage central de ce documentaire, Savannah est suivie pendant deux années, d'avril 2016 à octobre 2017. Nous sommes sans cesse focalisés sur son parcours personnel et son cheminement de pensée. Il faut qu'elle trouve sa place dans cette société oppressive.
Si la première partie du film se concentre sur le mouvement Nuit Debout, et que la jeune femme semble en être la représentation, on peut regretter malgré tout que la parole ne soit pas davantage distribuée et libérée, à d'autres étudiants, ouvriers, fonctionnaires etc. Si son implication est réelle voire démesurée, j'ai l'impression de n'avoir pas eu l'opportunité de saisir le vrai sens des débats de ce mouvement, son déroulé, sa finalité.
Le discours qui ouvre le film, et dans lequel Savannah contextualise méthodiquement les nombreuses luttes actuelles (49.3, loi travail, etc.) surprend d'emblée le spectateur, qui n'en gardera pas forcément ni la mémoire, ni les enjeux essentiels. Nous restons ainsi un peu extérieurs à ce mouvement de 2016. Malgré les initiatives de Savannah (création d'un espace de parole à l'UFR), nous ne parvenons que difficilement à saisir la teneur de cette révolte collective, et cette envie de changer la société.
La seconde partie du film quant à elle, expose les choix et les réussites de la jeune femme. Pour autant son constat alarmiste et défaitiste fait de son parcours utopique, une sorte d'ascension tragique.

Allin
6
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le 12 août 2020

Critique lue 182 fois

Allin

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