Il y a les documentaires planifiés, calibrés, mûrement réfléchis, qui se déroulent tels qu'ils avaient été prévus, et il y a ceux qui sont plutôt le résultat d'un concours de circonstances, le fruit d'un hasard, la coïncidence de personnes se trouvant au bon endroit au bon moment. Et je crois que Scheme Birds appartient à cette catégorie, les Suédoises Ellen Fiske et Ellinor Hallin ayant rencontré l'héroïne de leur film pendant qu'elles étaient en repérage pour un court documentaire, sur un groupe de soutien aux pères seuls défavorisés, dans les rues de Motherwell (non loin de Glasgow). Gemma, alors âgée de 18 ans, leur dit que ce qu'elles font a l'air un peu chiant, et qu'elles feraient mieux de la filmer elle plutôt. Et voilà comment débuta une histoire documentaire qui durera quatre ans, de 2015 à 2019.
Le cadre est celui d'une ville écossaise en profond déclin, un ancien bastion industriel emblématique de l'abandon de ces régions et de ces industries sidérurgiques dans les années 1980. Gemma est née en 1997, l'année où a sonné l'arrêt de la dernière aciérie locale, tout un symbole. En regardant Scheme Birds, toute l'imagerie du cinéma de fiction anglais est convoquée, de Ken Loach à Alan Clarke en passant par Shane Meadows. Mais bon, clairement, Gemma, c'est plutôt le personnage de Mia dans Fish Tank, en vrai, en pire.
Autant le documentaire met un certain à démarrer, à poser son cadre, à déployer ses arguments, autant une fois la machine lancée, plus rien ne l'arrête. On croit bien connaître le désœuvrement de cette jeunesse anglaise des coins paumés et abandonnés, qui passe son temps à picoler, fumer et se foutre sur la gueule sans raison. Mais la chronique qu'ont réussi à produire les deux réalisatrices dépassent toutes les attentes sur le terrain du sensible en faisant éclore un portrait magnifique et émouvant au milieu du désenchantement. Elles ont su mettre à profit toutes ces années de partage avec Gemma, en créant une proximité qui elle seule permet de capturer ce genre de moments, avec ses amis en train de taguer des murs, au club de boxe avec son grand-père (et accessoirement père de substitution en l'absence de parents directs), ou autour des pigeons voyageurs dont le symbole est régulièrement travaillé par Hallin et Fiske.
Avec leurs gueules d'ados mal dégrossis, on ne la voit pas venir, la maternité. Sans transition, Gemma qui était une adolescente désœuvrée devient du jour au lendemain, par la grâce du montage, une maman très concernée. Mais bon, on ne s'extrait pas aussi facilement du fatalisme et du marasme ambiant, et on subira beaucoup d'événements sordides à ses côtés, dans la grisaille de ces barres HLM. On peut dire qu'elle se sera débattue, Gemma, pour se sortir le cul des ronces — le récit qu'elle fait en voix off construit une excellente narration, son histoire et ses sentiments avec ses propres mots. Elle l'avait bien anticipé, en rigolant, du haut de ses 18 ans : "Here, you get locked up or knocked up". Ici, tu finis en tôle ou en cloque. Un portrait très touchant et remarquablement esquissé.
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