"La violence n'est pas le but. La violence est le moyen."
Oui, A Serbian FIlm est un film méchant. Ce n'est pas l'immondice absolue que l'on m'avait vanté, mais c'est tout de même pas mal. Mais s'il est bel et bien méchant, A Serbian Film n'en est pas bête pour autant. Seulement, la surabondance de violence graphique et morale rend difficile la lecture de la réflexion que nous propose Spasojevic. Les passages lourds de sens sont pourtant là. Seulement, Spasojevic éprouve sa réflexion en la poussant dans ses derniers retranchements, au plus profond de l'immonde.
Le film sépare de manière bien distincte sexe et pornographie. Ainsi, la sexualité de la famille de Milos est présentée comme naturelle et salvatrice. Milos ne parvient pas à traiter sa conjointe comme il a pu traiter les femmes avec lesquelles il a travaillé dans ses films. Il initie son propre fils à la masturbation au cours d'une des seules séquences où l'espace n'est pas confiné, et où l'obscurité ne règne pas : le père et l'enfant sont assis sur la pelouse verdoyante d'un parc ; le bien-être règne. La masturbation est à nouveau présentée comme un acte sain et nécessaire lors d'une autre séquence, au cours de laquelle le montage met en parallèle Milos et son frère ; le premier s'adonne à la course à pied ainsi qu'à la méditation, le second se masturbe dans sa salle de bain. Le voyeurisme est aussi montré comme ce qu'il est, à savoir une étape nécessaire du développement mental. Le film s'ouvre sur un film porno, visionné par le jeune fils de Milos. Bien qu'il en soit rapidement éloigné par sa mère, la famille au complet revient assez vite sur cet évènement, de manière calme, rationnelle et rassurante ; le fils n'a rien fait de mal. On peut aussi citer la scène de la première fellation, où Milos est exhorté par Vikmur, mais aussi par une pré-adolescente qui observe la scène avec plaisir.
On constate que lorsqu'il entre en "contact" avec le monde de la pornographie, Milos abandonne sa condition d'être humain pour devenir un animal dénué de jugement ; drogué ou pas, il découvre ses dents, serre les mâchoires, Le travail de l'acteur, sans être parfait, est remarquable ; à la manière d'un Day Lewis, il fonde son jeu sur une opposition drastique, presque surjouée, entre relâchement et tension musculaire. Quand il est face au caméras, Milos devient un animal. Elles sont sa seule véritable drogue. Il est présenté à de multiples reprises comme l'image même de la bestialité, de la pulsion sexuelle ; il suffit de voir la scène où il menace de se trancher le sexe, entrainant la panique du réalisateur fou, pour le comprendre. Selon ce dernier, il est "le film" à lui seul.
A Serbian Film est ainsi au delà de la seule réflexion pornographique ; il atteint l'immense thème de l'image. L'image de soi-même ou des autres, l'image destinée à être propagée dans le monde par l'objectif de la caméra. Le changement de comportement de Milos face aux caméras témoigne de cela. Jusqu'où l'être humain lambda est-il prêt à aller vis-à-vis de sa propre image ? Quelles limites peut-il dépasser si l'argent rentre en jeu ? Spasojevic nous parle de cette dégradation que s'inflige l'être humain télévisé. La Serbie fait partie des nombreux pays dont les grilles de télévision sont envahies par les émissions voyeuristes d'Endemol. Deux scènes témoignent de cette réflexion. Dans la première, Milos se masturbe en regardant passer une jeune femme habillée "court", alors que celle-ci se fait draguer par deux lourdauds, aux intentions clairement affichées. Lesdits lourdauds s'empresseront de rouer Milos de coups après l'avoir vu. L'objet exposé aux regards et donc au désir, le voyeur pas vraiment coupable, les bourreaux-redresseurs de moeurs bien pires que le coupable (On remarque que plus le film progresse, plus les frontières entre coupables et victimes deviennent floues). La métaphore est évidente, tout comme celle de la deuxième scène, lors de laquelle Milos tue un homme en enfonçant son sexe dans l'orbite de celui-ci. Ai-je vraiment besoin d'expliciter ?
Je ne crois pas qu'A Serbian Film soit uniquement un film provocateur. Il y a provocation, bien sûr ; le marketing jouait sur la violence. Il suffit de taper le titre du film de Spasojevic pour voir fleurir des résultats qui excitent la curiosité : "A Serbian Film – Le film le plus dur que j'ai vu depuis longtemps...", "A SERBIAN FILM is the most shocking film you're likely to see this year."...Mais l'on ne saurait réduire cette production à cette seule dimension. Spasojevic serait-il l'équivalent cinématographique de Sarah Kane ?
L'imagerie du film elle-même n'est pas choquante : il faut être de mauvaise foi pour ne pas voir tout ce caoutchouc. Mais elle entraîne une réaction de dégoût et de rejet car elle réveille brutalement un recoin sombre et primitif de notre inconscient, ce recoin dans lequel se terrent toutes les pulsions perverses et violemment refoulées qui font de nous des êtres humains. Attention hein, je ne suis pas en train de dire que vous avez secrètement envie de troncher un nouveau-né : je dis que le fondement de chaque personnalité, le socle de chaque existence est un ensemble de pulsions animales entrelacées, partagées entre le sexe et la mort. Spasojevic a bien compris que l'Eros et le Thanatos sont au coeur de la condition humaine. Un vieil Autrichien fumeur de cigares, que l'on écoute toujours aujourd'hui, n'a au de cesse de le répéter.
De la pornographie à la suprématie de l'image, de la suprématie de l'image à l'être humain, de l'être humain au chaos de sa psyché : A Serbian Film est une oeuvre d'art dense, puissante, transgressive. Malheureusement, à la manière d'un Orange Mécanique ou d'un Salò, il faudra sans doute quelques années au film de Spasojevic avant d'atteindre la place qu'il mérite vraiment. Prenez note et envoyez-moi un mail dans 10 ans, si le film ne fait pas l'unanimité d'ici-là je paierai ma tournée.
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