Scorsese retrouve son scénariste de Taxi Driver, Raging Bull et La Dernière Tentation du Christ, le calviniste Paul Schrader et offre à Nicolas Cage un rôle plus christique que jamais.
En français, «Bringing Out the Dead» signifie: en sortant les morts. C'est aussi ce que crie Eric Idle dans le mémorable Monty Python Sacré Graal pour que les villageois lui amènent au petit matin leurs proches décédés dans la nuit. Et c'est exactement ce à quoi Frank Pierce (Nicolas Cage) est confronté dans ce film à l'humour très noir.
Ambulancier, depuis des années, dans le quartier malfamé de Hell's Kitchen, cela fait plusieurs mois que Frank n'a plus sauvé de vies. Son véhicule s'est mué en corbillard et toutes les âmes qu'il transporte effectuent là leur ultime voyage. Mais Frank assimile le fait de sauver une vie à une drogue et il s'accroche désespérément à cette idée en tutoyant régulièrement une bouteille de whisky. On le suit lors de trois virées nocturnes sous une canicule propice à tous les excès. Trois soirs, trois collègues, trois chances de sombrer dans la folie. En vrac, Frank fait la connaissance de la fille (Patricia Arquette) d'un de ses patients, participe à l'accouchement d'une vierge, s'essaie à des substances hallucinogènes pour fuir ses fantômes.
Jamais film de Scorsese n'a autant emprunté à l'image biblique. On retrouve, le bon samaritain, la femme infidèle, la vierge, le fils prodigue, etc. Le film s'achève même sur une Pieta. Le cinéaste utilise ces métaphores pour peindre la détresse humaine. Contrairement à Taxi Driver où De Niro était volontaire de son chemin de croix, Bringing Out the Dead suit les traces d'un Frank Pierce victime de sa condition, comme l'était le Christ de La Dernière Tentation du Christ, conscient de sa divinité, mais la refusant par peur. Pierce lui aussi a peur: peur de devenir fou, peur de ne plus jamais sauver une vie, peur de ne jamais connaître l'amour. Très habilement, Scorsese ne propose pas un personnage monolithique. Pierce à quatre visages, comme les Evangiles. On le découvre au travers de trois collègues et une femme. Celle-ci devient le révélateur de Frank, c'est vers elle qu'il se dirigera, sa rédemption atteinte. Car une fois encore, Scorsese propose une nouvelle déclinaison de la rédemption comme dans l'intégralité de son œuvre. Ici, sans ne rien gâcher du suspense, on peut dire qu'il oblige son personnage à commettre le pire pour se sauver. Cet humour noir est d'ailleurs présent dans tout le film au travers de personnages et de situations à la limite du naturel et du supportable.
D'aucuns compareront ce film à une série T.V. très connue, mais Scorsese ne plagie pas, il retient juste l'idée de la construction en épisodes: première nuit, premier collègue (génial John Goodman), rencontre avec la femme... Deuxième nuit, deuxième collègue (mystique Ving Rhames), rencontre avec le dealer... Troisième nuit, troisième collègue (expéditif Tom Sizemore), rencontre avec la paix... Et comme dans tout feuilleton qui se respecte, on a droit à l'apparition récurrente dans chaque volet, de quelques personnages hauts en couleurs: un rasta suicidaire, un clochard puant nommé Mister Ho, etc. Tout cela rappelle un chemin de croix ou chaque intervention et chaque rencontre représente une station. Mais Scorsese n'est ni peintre ni sculpteur, c'est avec une caméra qu'il travaille. Et là encore, malgré ses années de métier, il reste jeune et propose une mise en scène ébouriffante. Pour illustrer la folie et cet univers de stress, il joue avec la vitesse de défilement de la pellicule, tantôt l'accélérant, tantôt la ralentissant, rendant ainsi le film fou lui-même. Dans ce monde où personne ne contrôle plus rien, la caméra se retrouve sens dessus dessous après le passage d'une ambulance lancée à tombeau ouvert. Le tout est rythmé par des chansons rock choisies et parfaitement intégrées: dans le premier plan du film, c'est un harmonica qui évoque la sirène de l'ambulance, ou encore un reggae intitulé Red, Red Wine qui accompagne une scène de carnage.
Bringing Out the Dead ressemble à son metteur en scène et à New-York: il est inspiré, majestueux, dangereux, drôle, émouvant et renversant.