La démonstration est limpide : retournant comme un gant le décor d’une Chine qu’on connait silencieuse et passive, Jia Zhang Ke propose une série de réponses à la violence séculaire qui la structure. D’une dictature idéologique à une oppression économique, le code a changé, mais l’aliénation demeure. Les personnages de ce film choral optent pour le meurtre, et passent par l’arme blanche ou les balles pour hurler leur désespoir. Car il ne s’agit même plus vraiment de révolte : celle-ci consisterait à se soulever contre l’ordre établi dans le but d’enrayer la machine à broyer les individus. Or ici, on sait parfaitement qu’elle poursuivra sa marche folle, quelle que soit l’étendue de la flaque sanglante qu’on aura versée.
Regard panoramique sur l’Asie contemporaine, A touch of Sin est un film de peu de mots. Les dés sont jetés et les classes distribuées. En bas, les exécutants crèvent avec politesse, discrètement. Déguisées, les femmes défilent, les hommes répètent les phrases obséquieuses aux parvenus qu’ils servent. La corruption est partout, et les signes extérieurs de richesse épars, mais cinglants.
Comme souvent chez Jia Zhang Ke, le récit traditionnel s’efface au profit d’un état des lieux quasi documentaire. Plusieurs récits s’enchainent, et l’on sent le désir de couvrir avec exhaustivité son sujet, de la campagne à la ville, du jeune premier à la femme trop âgée, du carnage par balles au suicide. Il faut reconnaitre qu’au bout d’une heure, sur les 2h15 que compte le film, le principe didactique est assimilé, et que les arguments sont assénés avec une certaine lourdeur dans la mesure où leur démonstration va croissant. Ainsi, le client frappant la femme avec ses liasses en hurlant qu’il peut tuer avec son fric frise tout de même la caricature.
Il n’en demeure pas moins que si le film marque profondément, c’est moins par son fond, de toute façon sans espoir, que par la forme qu’il déploie. La photographie est absolument splendide, en dépit du sujet sur lequel elle s’attarde : ville lépreuse, décors brumeux, tout semble jauni comme une carrière à ciel ouvert, et même les constructions qui sortent de terre paraissent déjà décaties. Barrant un paysage lui-même harassé d’une souffrance muette, le béton achève l’individu qui, où qu’il aille, se déplace dans une prison à ciel ouvert. Chez les nantis, dans les nights clubs, c’est l’oppression de velours qui domine dans des intérieurs tapissés et confinés.
Dès lors, on comprend mieux la nécessité du sang : qu’il jaillisse sur le cuir crème d’une Maserati ou souille les liasses du consommateur effréné, la violence explose les cloisons et teinte d’un rouge vermeil le décor terne de la servitude.
(7,5/10)