Pamphlet en quatre parties sur l'état actuel de la Chine. Qu'on se le dise tout de suite, les quatre portraits sont inégaux : le premier est un chef d’œuvre, le second est une bombe, le troisième est sanglant et le quatrième bouleversant.
Sur une route à flanc de montagne, une mobylette est à l'arrêt, son conducteur une tomate dans la main. Le camion qui la transportait est couché sur le côté, le chauffeur mort. Le rouge de la cargaison déversée sur la chaussée contraste avec le gris désertique des environs. Dahai, l'homme à la mobylette, contemple le désastre sans vraiment s'y appesantir ; tout ça n'est que la répercussion d'autres désastres d'ordres supérieurs pense-t'il. Il est temps d'y mettre un terme, chacun à son niveau. Et tant pis si ça tâche. Lui s'attaque à son ancien camarade de classe et patron devenu récemment millionnaire suite à la vente de la mine qu'il possédait à des fonds privés. Il entend bien le dénoncer, avec le directeur de la mine, aux autorités communistes de Pékin pour escroquerie. Mais sur le tarmac de l'aéroport sur lequel vient de se poser le jet du nouveau riche, il reçoit une raclée à coup de pelle pour lui avoir fait part de ses intentions, et le sobriquet de "Monsieur Go", Go étant le diminutif de golf, le sport que semblait pratiquer son bourreau.
C'est à l'hôpital et la tête emballée comme un œuf de Pâques qu'il reçoit la visite d'hommes de main de la société venus acheter son silence et son calme, bref lui agiter le spectre de la corruption. En fait le chiffon rouge de tout ce qu'il dénonce. La goutte d'eau serait-on tenté de penser. Même pas. Le déshonneur du débordement revient à la réaction unanimement moqueuse que ses voisins de collègues lui réservent à sa sortie de l'hôpital. Injuste. De bouffon bavard et révolutionnaire il passe alors à ange exterminateur descendu sur Terre pour rendre Justice. Dans le sang évidemment. Beaucoup y passe, la bête en lui, le tigre, s'est réveillée. C'est ce qui se passe quand l'injustice est poussée à son paroxysme. L'acteur Wu Jiang est remarquable.
Sur la même route, plus en amont, une mobylette est à l'arrêt, son conducteur un révolver à la main. Les trois adolescents qui l'ont forcés à s'arrêter et qui le menacent maintenant de leur hache en paieront son usage de leur vie. Le type est un jeune père de famille long way from home. Son pain il le gagne en dépouillant les cadavres qu'il laisse sur son passage. Cet argent subvient aux besoins de sa famille pour laquelle il se sacrifie, imperturbable. Imperturbable il l'est même lorsque pour amuser son fils il tire avec son arme dans le ciel embrasé par les feux d'artifices du nouvel an. Quand une rixe éclate dans la salle des fêtes du quartier, en revanche, il jubile. C'est que l'animal aime voir ressortir la bête qui sommeille en chacun. Celle qui dicte depuis déjà longtemps sa vie.
Un homme d'affaire descend du bus qui l'amène auprès de sa maitresse. Il veut partir avec elle pour une escapade amoureuse. Elle, veut qu'il divorce et lui pose un ultimatum. Elle s'appelle Xiao Yu. Elle est hôtesse d'accueil dans une maison close. Un soir d'embauche elle croise sur son chemin un vivarium ambulant peuplé de serpents mais, vaguement intéressée, passe son chemin. Les nuits sont longues à l'accueil. Elle les passe, avec sa partenaire, à regarder les documentaires animaliers que la télévision installée juste en face de l'office passe en boucle. Les animaux se suicideraient y apprend-on. Une nuit alors qu'elle est de service elle reçoit la visite et les coups de poings de deux hommes de main réquisitionnés par la femme cocufiée. La lèvre éclatée et le dos en charpie elle se réfugie dans le vivarium, parmi les bêtes.
Un autre soir de service, son dernier, deux hommes débarquent avec leur préjuger et leur argent se prélasser dans l'air chaud du sauna et profiter des charmes des lieux. Ayant jetés leur dévolu pervers sur notre hôtesse, ils la harcèleront, malgré les instances de cette dernière de s'adresser aux filles de l'étage, et l'insulteront en la frappant à grand renfort de billets. Elle en massacrera un à coup de couteau à fruit. La bête a surgit. Sur la route qui doit la ramener chez elle, elle se rendort, un serpent file en zigzaguant à travers les fourrés, elle dénonce son crime à la police.
Un jeune ouvrier travaille dans une usine qui crache ses produits à la chaine. Il envoie l'argent qu'il gagne à sa mère. Un jour alors qu'il est en pause et qu'il converse avec un ami, celui-ci, distrait, se mutile la main par accident. Les deux semaines d'incapacité au travail, il les paiera de sa poche. S'estimant bafoué il démissionne et change d'air. Rencardé par un autre ami, il trouve une place comme majordome-garde du corps dans un établissement d'escort-girls dans lequel descendent les nouveaux riches de la ville ou de passage pour claquer leur fric. Il démissionne une fois de plus, cette fois écœuré par le cynisme qui régit les comportements des individus : l'amour y est impossible, la reconnaissance personnelle inexistante. L'argent hiérarchise les êtres et dicte leur vie en conséquence. Privée de pension, la mère du malheureux lui passe injustement un savon par téléphone. Il n'en faudra pas beaucoup plus, en fait la menace de se faire refaire le portrait par celui qu'il a laissé en arrêt de travail non payé, pour qu'il se jette de l'immeuble dans lequel il vient de trouver un travail. Les animaux se suicideraient apparemment.
Jia Zhangke plante l'envers du décors de la Chine d'aujourd'hui avec un réalisme fracassant. Les acteurs déchirent tous le cœur et bénéficient chacun du même temps de présence. Il n'y a pas une phrase qui ne soit dite par hasard, pas une scène, un plan, un son, un coup d’œil, une respiration qui n'ai pas de sens. Tout est maitrisé de A à Z et pourtant tout sonne authentique. Un film avec un grand F, du cinéma avec un grand C, un metteur en scène de génie. Incroyable.