À toute épreuve
7.6
À toute épreuve

Film de John Woo (1992)

Je suppose que ce ne serait pas mentir que d'affirmer que John Woo est au sommet de la pyramide du cinéma hongkongais, à l'instar de Tsui Hark, il l'a réinventé de fond en comble au cours des années 80, en le modernisant et en expérimentant des tonnes de trucs chouettes dans ses films d'action qui l'ont rendu célèbre, mais il décide d'aller aux Etats-Unis, car voulant expérimenter davantage de choses, étant donné qu'à Hong-Kong on ne pouvait réaliser en règle générale que des comédies ou des films d'action.
À toute épreuve, où Woo exécute une énième variation de ce thème si cher à son coeur qu'est l'amitié masculine, et persévère dans la veine du polar, se veut donc un adieu à la ville qui l'a vu grandir, mais aussi un terrain d'expérimentations où il va pousser son art et son style dans leurs derniers retranchements.



Ethos, pathos et bromance.



Tequila, un policier dur à cuire tentant de sauver son mariage, est plus que jamais déterminé à démanteler le gigantesque réseau de trafic d'armes, dont les activités pas très catholiques lui ont coûté son meilleur ami dans une fusillade (c'est pas un spoiler, ça arrive dans les dix premières minutes). L'as du flingue va devoir collaborer avec Tony, un flic infiltré.
Le duo formé par les acteurs Chow Yun-Fat, qui aurait amplement préféré devenir artiste de Jazz plutôt que policier, et alterne à la perfection entre sérieux et comédie, et Tony Leung, dont le personnage qu'il interprète est à son image : réservé, versant entièrement dans la subtilité, vivant dans son bateau et confectionnant un oiseau en papier pour chaque homme qu'il a dû tuer pour gagner la confiance des gangsters, symbole assez évident de sa culpabilité.
Leurs réflexions respectives sur le fait que l'on mène souvent une vie dont on ne veut pas se veulent l'écho des angoisses des hongkongais, quelques années avant la rétrocession de leur ville à la Chine.
Quand on sait cela, l'histoire n'en devient que plus poignante, et plus encore quand on sait qu'une vague de criminalité sans précédent frappait Hong-Kong à l'époque, où des gangsters dézinguaient à coups de AK-47 des policiers qui n'avaient en général pour se défendre que des armes de poing du pauvre.


Woo véhicule l'émotion procurée par la relation complexe de ces personnages crédibles en ne s'embarrassant que de peu de mots, car l'image se suffit à elle-même, en étant portée par des musiques Jazz pour les scènes posées et mélancoliques, et un subtil mélange de synthé et de percussions pour les scènes d'action et de tension : comme dans celle où Tony manque de mourir en étant filmé sous les mêmes angles que lors de la mort du meilleur ami de Tequila, avec en prime quelques flashbacks de cette mort, montrant l'attachement de ce dernier envers sonnouveau compagnon d'armes, et sa peur que le destin se répète.
"Show, don't tell." La base du cinéma, quoi.



Des symboles et des balles.



John Woo montre d'ailleurs son profond regret de quitter Hong-Kong (il dit effectivement dans les making-of qu'elle lui manque beaucoup) au cours de la discussion du début dans la maison de thé (qui existait réellement, était aussi ancienne que connue, et était censée être démolie deux semaines après le tournage), où Tequila et son ami parlent d'émigrer, en disant finalement qu'ailleurs, ils ne servent pas le thé le matin.


Il balance dans cette même scène une petite crotte de nez au matérialisme (tout comme dans Une Balle dans la Tête, où une solide amitié entre trois hommes se retrouvait brisée par la cupidité de l'un d'entre eux), où des trucs pas très orthodoxes sont cachés dans des cages d'oiseaux : or il faut savoir que ces cages et les oiseaux à l'intérieur coûtent dans les 2000 euros, et sont trimballés un peu partout par leurs propriétaires pour étaler à la face du monde leur richesse et leur street-crédibilité : Des objets de luxe se retrouvent donc transformés en outils criminels.


Aussi, le génial segment de la fusillade dans le bâtiment (notez l'unité de lieu, dans la droite lignée de Die Hard 1) qui sert d'entrepôt d'armes aux gangsters, où des personnes innocentes doivent coopérer pour survivre, est la représentation à échelle réduite d'un pays en guerre. Yep, je rappelle qu'on est à l'époque en plein guerre du golfe.


L'histoire est tragique (c'est pas pour rien d'ailleurs que Tony se serve au début du film...d'une intégrale de Shakespeare), très bien, mais ce n'est pas juste cela qui confère à À toute épreuve son statut de film immense, c'est aussi la mise en scène de ses fusillades.



Flingues et ralentis : Le style de John Woo.



Le style de Woo veut déboîter, chambouler, réinventer les codes du cinéma d'action, le montage était jusque-là scolaire, académique : on filme le bonhomme en train de tirer dans un plan, on enchaîne immédiatement sur l'autre plan, montrant celui en face se faire toucher et tomber à terre.
Et c'est tout.
Rien à ajouter.
Point à la ligne.
C'est plat comme une limande.


En réaction, le réalisateur hongkongais, inspiré par l'américain Sam Peckinpah (la Horde Sauvage, les Chiens de Paille...), montre celui qui tire et celui qui se fait tirer dessus en un seul et même plan, use et abuse des ralentis, appesantissant notre regard sur ces combats à la beauté macabre où des humains sont transformés en cadavres, multiplie les angles de vue, nous donnant à voir une même scène de plusieurs côtés à la fois, afin de l'appréhender au mieux, sait rendre sa caméra dynamique, choisit son rythme avec soin, entre moments calmes, où les personnages se posent et sont développés, et moments d'action, de tension, où les balles volent dans tous les sens, où il faut tirer pour survivre, et Dieu reconnaîtra les siens.


Ce style trouve pour moi son apothéose dans le légendaire plan-séquence où Tony et Tequila évoluent à travers des couloirs et flinguent des tonnes de mafieux : Plusieurs minutes de fusillades ininterrompues, réglées au millimètre près, à l'échafaudage aussi splendide que délicat, parce que s'il y a un seul ratage, tout est à refaire. John Woo avait même faillit abandonner, mais toute l'équipe sur le plateau l'a supplié de le faire coûte que coûte, on n'avait pratiquement jamais vu ça dans un film d'action.


La moindre scène d'action est un pur délice à suivre, tout est farpaitement rythmé, à aucun moment on ne s'ennuie, à aucun moment on ne décroche, à aucun moment on ne se désintéresse des personnages, dont même ceux qui n'ont qu'une petite place au sein de l'intrigue ont leur petite personnalité.
La recette atteint là un équilibre rarement atteint, et c'est pourquoi je lui mets 10, non pas parce qu'il est parfait, car la perfection n'existe qu'en Dieu et en Keanu Reeves (qui ne font en réalité qu'une seule et même personne, hein, faut l'savoir), mais parce que j'arrive à entrer en osmose totale avec l'oeuvre, la mettant du même en plein milieu de l'étagère de mes classiques à moi.

BaleineDesSables
10

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le 19 févr. 2020

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