Le meilleur film d'action de tous les temps
C'est ce film qui m'a fait comprendre, alors que j'étais encore gamin, qu'il existait autre chose dans le cinéma d'action que les sempiternelles formules américaines. Isolé toute une soirée dans le bungalow d'un Center Park, j'ai pris en cours de route la diffusion de "A toute épreuve" sur une grande chaine de télé belge (RTL-TVI pour ne pas la nommer). Qu'un film chinois y soit diffusé était déjà une sorte de miracle. Que ledit film me laisse à jamais une forte impression en était une autre. Sans pouvoir mettre de titre dessus, j'ai longtemps été hanté par les images de deux policiers courant, les mains généreusement armées, dans les couloirs d'un hôpital labyrinthique. J'en ai retenu une sorte d'abstraction, faite de ralentis, d'explosions, de fusillades en apesanteur, de roulades et de dizaines de morts. Bien que le film soit sans doute un peu trop violent pour le gamin que j'étais, ce n'est pas une sensation de cruauté qui m'avait alors habité, mais presque de douceur, pour la bonne raison que, à contrario de n'importe quel film d'action américain qu'il m'avait déjà été donné de voir, l'accent n'était pas mis sur les mises à mort proprement dites mais sur les moyens d'y parvenir, le parcours des héros, leurs mouvements, leur "presque-danse", leur chorégraphie martiale.
Tout en restant profondément terre-à-terre (bien plus qu'un "The Killer" par exemple), "A toute épreuve" se pare d'une insoutenable légèreté, une vision de la vie et de la mort qui dépasse le stade purement ludique pour toucher à quelque chose de plus sentimental, de lyrique. Si Achille et Hector, ou d'autres héros mythologiques qui ont bercé mon enfance, s'étaient combattus dans un environnement urbain moderne, je pense que cela n'aurait pas donné quelque chose de très différent de ce "A toute épreuve".
Derrière une histoire simple mais efficace (due à la mort du scénariste qui ne put être remplacé) se cache une exposition de tableaux épiques, d'une composition à la richesse inépuisable. Des centaines de détails prennent d'assaut l'oeil du spectateur, jouent avec sa compréhension de l'espace et sa capacité à traduire en rhétorique dramatique les impressionnantes gunfights, parmi les plus parfaites jamais tournées, encore aujourd'hui inégalées dans le cinéma international. Certes moins profond que les oeuvres précédentes de John Woo, car moins centré sur les dialogues, ce film n'en reste pas moins extraordinairement viscéral, esthétiquement riche et complexe et d'une audace constante. Comment ne pas citer ce plan-séquence de trois minutes, tout simplement jamais vu dans le cinéma hongkongais à l'époque, ou ce duel entre Tony Leung et Philip Kwok, magnifique méchant non-manichéen au possible ? Ou encore le jusqu'au-boutisme malsain du parrain incarné par l'excellent Anthony Wong, qui n'hésite pas à tirer sur des malades sans défense ? Car, pour ne rien gâcher, les rôles principaux sont juste formidables, en particulier Tony Leung, d'une fragilité bouleversante, comme à son habitude (il faut le voir passer du sourire aux larmes en une fraction de seconde dans une scène qui me file à chaque fois des frissons). Chow Yun-fat incarne quant à lui avec toute sa classe et sa désinvolture naturelles un flic hard-boiled dans la lignée de Clint Eastwood (Inspecteur Harry), Charles Bronson (Un justicier dans la ville) et autre Bruce Willis (Piège de Cristal).
Moins torturé que jadis mais plus maitre de sa technique cinématographique et de ses émotions, Woo livre un film-somme où aucun de ses symboles ne manque (oiseaux ici emprisonnés dans des cages, enfants porteurs d'espoir mais victimes de la violence, mexican standoff où chacun des deux opposants devient le reflet de l'autre) pour livrer une métaphore de la douleur apportée au sein de la société par le grand banditisme des Triades. En même temps, "A toute épreuve" réussit à apporter une critique nuancée de l'âme humaine en dévoilant le combat entre ombre et lumière qui se déroule en chacun de nous et qui nous empêche de comprendre parfaitement qui on est et quelle place il nous incombe d'occuper dans le grand mælstrom de l'existence.