Mortel système
Visiblement, la cinéaste coréenne July Jung, qui a la réputation d'être une perfectionniste, aime prendre son temps. Son premier et jusqu'alors seul long-métrage, A Girl at my Door, datait en effet...
le 7 oct. 2022
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Kim Sohee est une lycéenne au caractère bien trempé. Pour son stage de fin d'étude, elle intègre un centre d'appel de Korea Telecom. En quelques mois, son moral décline sous le poids de conditions de travail dégradantes et d'objectifs de plus en plus difficiles à tenir. Une suite d'événements suspects survenus au sein de l'entreprise éveille l'attention des autorités locales. En charge de l'enquête, l'inspectrice Yoo-jin est profondément ébranlée par ce qu'elle découvre. Seule, elle remet en cause le système.
Beaucoup de joie après avoir découvert le deuxième film de July Jung, qui m’avait fortement touchée avec son premier film.
J’étais donc pressé à l’idée de découvrir « About Kim Sohee ».
Confronté au synopsis, il nous vient logiquement en tête l’idée d’un film dénonçant des conditions de travail inhumaines dans le tertiaire, symptomatiques d’une société productiviste. Commentaire et analyse faisant l’unanimité dans la plupart des avis et réactions au film. Mais n’est-ce pas plus que ça ? le film est-il seulement un tract politique audiovisuel anticapitaliste ?
J’affirmerais ici que ce film est grand, plus grand que ce statut militant, qu’il n’est pas seulement un film faisant justice, mais qu’il est en plus de cela l’œuvre d’une grande artiste très prometteuse qui redonne un élan de fraîcheur et de créativité dans le cinéma social coréen.
A l’instar de son premier film, July Jung est dans la confirmation d’un style cinématographique maitrisé, se préoccupant d’élaborer des objets esthétiques à l’efficace et impressionnante sobriété. Un style qui va servir son sujet et sa volonté. Celle d’exprimer un message politique fort et retentissant, au sein d’une œuvre d’art filmique. Développons, ce qui l’écarte du traitement social habituel dans le cinéma coréen, c’est-à-dire un éloignement des compositions par les codes du cinéma de genre. Pour cela, nous devons donc expliquer par quels choix esthétiques, le message politique du film s'articule en comprenant quel est le discours qu'il produit, sous quel angle et pour quel destinataire.
On ne peut commencer cette analyse sans se pencher sur ce premier plan, qui cristallise à lui tout seul l’efficacité, la justesse et la sobriété de la mise en scène de July Jung. Le film s’ouvre sur un plan long de dos sur Sohee, qui s’entraîne à danser seule dans une salle de danse devant la glace, avec ses écouteurs. Un plan qui dure. Par le choix du cadre, notamment de l’angle de vue (vue de derrière), est mis en place un voyeurisme dont nous sommes le regard. Si nous nous projetons en perspective d’un spectacle, nous sommes dans les coulisses, nous dépassons l’apparence et la superficialité pour aller derrière et découvrir une face cachée. Puis se fait remarquer cette idée originale de filmer le personnage sans nous partager en extra diégétique la musique qu’elle écoute, ce qui nous permet de se concentrer sur les bruits de ses mouvements, les frottements de ses vêtements, sa respiration qui se halte, en bref nous sommes spectateur non pas d’une performance artistique mais d’un effort, non pas d’un résultat mais des calculs. Se place donc une première ambiguïté, qu’est celle concernant le plaisir ressenti par le personnage. Nous avons là une exposition formelle et dramaturgique passionnante qui nous dit dès le début ceci : Avec ma caméra, je vais vous emmener à voir ce qu’il se passe dans l’ombre, dans les coulisses et faire le constat d’une réalité désagréable. Une réalité qui plus est close, et renfermée dans un espace limité et qui limite les personnages
Cette idée amorce une utilisation, et existence de l’espace, qui est fondamentale chez July Jung notamment pour articuler son propos.
La réalisatrice comprend donc qu’un film social, est un film se devant de mettre en scène des êtres humains qui sont mis en relation et évoluent dans un espace et un environnement dont la réalité métaphysique se doit d’être capté par la caméra. Elle travaille donc son découpage dans une optique sémantique, qu’est celle de nous faire part des émotions des personnages mais surtout de leur vie dans ce cadre. Et cette mise en scène évolue de manière cohérente avec ces
personnages, notamment pour ce qui est du mouvement.
Et elle est là la force de la mise en scène de July Jung, elle est dans cette capacité à alterner avec une extrême fluidité une réalisation du plan et une réalisation de la composition plastique, de l’image. C’est-à-dire que nous passons d’une caméra immersive à l’épaule à l’esthétique réaliste et l’impression documentaire, qui conceptualise le plan comme un fragment de vie et d’une action, à une approche plus plastique et picturale où elle travaille les formes, les couleurs, l’équilibre des informations, tout ceci dans l’optique de faire de l’image poétique et sensorielle.
Nous comprenons donc cette idée formellement exprimée: Cette jeune lycéenne vit une situation d’oppression, d’angoisse et de fixité sociale dont elle ne peut se libérer qu'en se donnant la mort.
Et oui ! La respiration plastique ne cesse de croître quand la mort arrive, nous sommes face à ce fatalisme poignant, celui que la mort est une échappatoire pour cette condition. On a dans ce film ce beau contrepoint plastique/dramaturgique lorsque Sohee désespérée boit dans un café plongé dans l’ombre et l’obscurité, emprisonnée par les limites suffocantes du cadre, et que surgit de dehors, la lumière du soleil qui l’éclaire et la guidera vers la mort. Voici ce que dit poétiquement le film, la mort dans tout ça, c’est la lumière.
L’autre point permettant de saisir cette oppression et cette libération, est celui du traitement du son. Premièrement, le choix de n’utiliser que très peu de musiques (4 au total, et très discrètes), nous recentre sur les sons diégétiques, et permet d’éviter le dispositif tire larme facile à utiliser dans ce registre. Le son dans l’openspace est oppressant, omniprésent, bruyant et insupportable, désagréable à vivre. Mais le silence finit par prendre place dans cette fin de deuxième partie.
Un autre aspect de la mise en scène, c’est cette distanciation notable entre le spectateur et l’action dramatique, par des choix d’échelles de plans jamais trop proches du visage et de l’action en question surtout dans les scènes objectivement très tristes, on reste comme au début, en observateur face à une situation. Pourquoi ? Car comme exprimé lors d’une conférence, July Jung ne veut pas perdre de vue son objectif, qui est de faire réfléchir le spectateur (surtout le spectateur coréen) sur ce sujet. Ainsi, l’émotion est d’autant plus forte qu’elle surgit de notre propre conclusion et appréciation de ce que l’on voit.
Pour finir, July Jung développe une deuxième partie, par laquelle elle systématise son propos, passe de l’anecdotique à l’analyse structurelle (anecdotique malheureusement accentué par le titre français « about kim sohee » différent du titre orginal « next sohee » présupposant l’évènement comme une boucle, c’est bien dommage). Ce personnage d’enquêtrice, qui tente de comprendre ce qu’il se passe, incarne une mélancolie et déprime, saisit par la fixité de la caméra, qui ne peut résoudre un problème de fond et bien encré. La caméra l’iconise et la met en valeur pour finir par la désarmé face à sa hiérarchie ou les patrons symbolisant les enjeux commerciaux et financiers de cette affaire. La réalisatrice filme non par hasard, la présence du personnels du lycée à l’enterrement eux aussi touchés, malgré leur défense face à l’inspectrice. On comprend donc que le film lutte contre quelque chose qui dépasse une simple responsabilité humaine, une entité qui est au-delà de l’humain. Et c’est pour ça que le mal n’est jamais explicitement très présent chez la hiérarchie de l’entreprise notamment la manageuse qui paraît froide mais non nocive au premier abord
Tous ces éléments permettent à July Jung de composer une œuvre forte aux qualités esthétiques, plastiques et sémantiques car par la justesse de son filmage, elle nous articule un message clair et limpide sur la situation des stagiaires lycéens en entreprise, tout en maintenant une distanciation apte à nous faire notre avis, mais en préservant une douce sobriété et un goût pour la poésie dans l’image qui ne peut que nous toucher. Elle améliore même un aspect de son cinéma par rapport à son premier film, c'est à dire l'approfondissement d'un certain flottement spatio-temporelle et dans le récit, avec de nombreuses scènes dramaturgiquement gratuites mais qui insufflent de la vie à cette réalité.
Je pourrais cependant reprocher au film de perdre dans l'écriture de ses personnages, l'ambiguïté très forte du premier film, en fonctionnant peut être trop comme archétypes nous donnant une sensation de " déjà vu ".
Par moment, son inventivité formelle s'estompe et peine à maintenir sa grande pertinence, mais ces points négatifs paraissent moindre.
Voilà donc un film social fort, saisissant une part précise de cette société et qui par moment ne s’empêche pas de se rapprocher légèrement du genre notamment policier/thriller, ce qui fait de ce film, un film fondamentalement sud-coréen !
En finissant ce visionnage, il est difficile de ne pas être impressionné par ces enjeux esthétiques explorant avec une grande rigueur analytique, le fonctionnement machinale de tout un système.
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Créée
le 14 avr. 2023
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