Avec « Blancanieves », Pablo Berger avait déjà fait montre de sa grande virtuosité (images stupéfiantes de beauté, direction d’acteurs parfaite, scénario idéalement maîtrisé...), de son audace incroyable (un film noir et blanc en 2013, muet de surcroît...), de sa créativité débridée (des contes germaniques revisités, entremêlés, prolongés, puis implantés dans le contexte socio-culturel très marqué de l’Espagne des années 20).
Se détournant résolument du noir et blanc pour s’immerger dans l’univers saturé de couleurs des années 80, « Abracadabra » travaille un autre archaïque : non plus les contes, mais l’hypnose, existante bien avant d’être nommée. Rencontre oxymorique entre une pratique hors d’âge, plongeant ses racines dans le chamanisme, et le kitch flamboyant d’un mariage à la Almodovar, avec couleurs criardes et musique invasive. C’est à ce point de confluence que s’effectue l’ « abracadabra » du film : Carlos (Antonio De La Torre, spectaculairement double), grutier fan de foot, sommaire et violent, qui ne jette plus sur sa Carmen (Maribel Verdú, magnétisée parfaite) que de très brefs coups d’œil, histoire de vérifier sa présence soumise, se trouve soudain abracadabré en époux modèle, amoureux, attentif, admiratif, participant aux soins du ménage et, ce qui ne gâte rien, dansant comme un dieu. Conversion non voulue, presque immaîtrisée, mais opérée par le charmant cousin de Carmen, discrètement amoureux d’elle, magnétiseur par passion et vigile par raison, Pepe, incarné par le très médiatique José Motta.
Cette métamorphose va précipiter le film dans une série de mésaventures, commandées par la nécessité d’identifier l’esprit qui a ainsi pris possession du corps de Carlos. Ces péripéties vont étendre la pulsion de transformation au film lui-même qui, commencé sur le mode de la comédie ibérique, vire au drame puis au thriller psychologique, pour éclore en film gore à résolution heureuse.
Emmené par la fougue et le mouvement des tubes et chansons des années 1980, ce nouvel opus, joyeusement bariolé, de Pablo Berger côtoie au passage une série d’interrogations plus profondes, voire abyssales, allant du plus quotidien au plus occulte : quel est l’autre que nous aimons dans l’amour, quand cet autre est-il lui-même et quand est-il autre ? Qu’est-ce que l’hypnose ? Comment la schizophrénie peut-elle transformer l’être le plus charmant en un monstre sanguinaire ?...
On se laisse volontiers séduire par ce savant nouage entre une gravité à cœur et un enrobage d’une légèreté réjouissante. Le final, en revanche, ouvrant sur un affranchissement radical, laisse un peu perplexe, chez ce réalisateur qui excelle à montrer la complexité, la subtilité, la réversibilité des liens de puissance et d’emprise sur l’autre.