Ad Astra (2019) n'est pas une pâle copie de 2001, l’Odyssée de l'espace (1968). Le dernier film de James Gray est à des années-lumières de l’œuvre de Stanley Kubrick. Cette fable œdipienne nous parle d'un père (Tommy Lee Jones), admirable et terrible, que son fils, l'astronaute Roy McBride (Brad Pitt) retrouve aux confins du système solaire pour en finir avec lui, pour le « tuer » symboliquement. Comme pour Gravity (2013) ou Interstellar (2014), c'est dans l'espace que se jouent les drames familiaux. Ad Astra est un film, en lui-même, parricide : James Gray ébranle l’œuvre monolithique du père, de Stanley Kubrick, après laquelle il est encore possible de faire du space opera. Il suffit de voir Solaris (1972) d'Andreï Tarkovski pour s'en convaincre. Le film propose une lecture moderne du voyage de Télémaque, et prolonge la méditation autour des relations père-fils engagée par l'auteur depuis Little Odessa (1994) jusqu'à The Lost City of Z (2016), dont Ad Astra peut être lu comme la suite. L'auteur rompt cependant avec les conclusions de son film précédent : au terme de ce nouveau voyage, qui n'est pas sans rappeler la descente du fleuve d'Apocalypse Now (1979), il faut laisser partir le père et détourner le regard de ce Dieu absent.


James Gray cultive l'art de la « déceptivité ». Il renouvelle ainsi les codes de la science-fiction pour faire de son dernier film un « anti-2001 ». Dans cet univers, nul espoir, nul mystère, nulle question en suspens. La seule réponse est particulièrement claire et cruelle : la Terre est la seule planète qui abrite la vie dans l'univers connaissable. Autrement dit, nous sommes seuls, profondément seuls. L'absence d'extraterrestre est un parti pris extraordinaire pour un film de science-fiction dont le sujet ou, pour mieux dire, le prétexte, est la vie extraterrestre. L'absence de vie extraterrestre est infiniment plus déconcertante que l'insaisissable altérité d’extraterrestres imaginaires, à l'exemple des céphalopodes dans Premier contact (2016) de Denis Villeneuve. Au lieu de nous confronter à l'altérité radicale de l'extraterrestre, James Gray nous confronte à l'altérité autrement plus radicale de la similitude, de l'homme, du père, de soi. L'auteur rompt avec l'horizon d'attente du spectateur, pour proposer une méditation salutaire sur la solitude. La solitude, loin de l'occulter, révèle la beauté du monde, pour peu qu'on puisse la reconnaître. Le père, aveuglé par la recherche de la vie extraterrestre, ne peut voir le monde qu'à travers cette absence irrémédiable. Le fils, lui, prend conscience que l'essentiel n'est pas vers les étoiles, mais ici-bas, parmi les siens. Dans le vide intersidéral, il accepte de reconnaître que le monde reste beau malgré tout.


Notre solitude fait sens, car nous sommes seuls à pouvoir reconnaître cette beauté. Et le cinéma en est l'une des voies d'accès. Ad Astra nous invite à la contemplation, mais le véritable paysage, le véritable spectacle, ce n'est pas l'univers, c'est l'homme, c'est le visage. Plutôt que l'espace, James Gray préfère explorer le visage de Brad Pitt, alerte et sensible, qui se donne comme une surface à déchiffrer, parcouru par une infinité d'émotions. Le face à face entre Roy McBride et le singe dans la navette spatiale questionne cet itinéraire du visage, ses limites et son altérité radicale. En face de Brad Pitt, Tommy Lee Jones fait pâle figure. C'est un colonel Kurtz décevant. Il est le signe de la déception, de l'absence, de la perte du sens. Ainsi, James Gray prend à rebours les réflexions amorcées dans la série télévisée The Leftovers (2014) : il ne s'agît plus d'accepter que l'autre puisse ne plus être, mais d'accepter qu'il puisse simplement ne pas être. Ce n'est sans doute pas un hasard si Max Richter signe les bandes originales des deux œuvres, atmosphériques et contemplatives. Cependant, le film verse par moments dans le spectaculaire et s'encombre de péripéties inutiles. J'aurais attendu une œuvre plus longue, plus lente, plus ennuyante encore. J'aurais voulu être moi-même confronté au sentiment du vide. J'aurais voulu, moi aussi, reconnaître que le monde reste beau malgré tout.

slalomeuse
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le 1 oct. 2019

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