Choisissez un compagnon de visionnage, donnez-lui simplement le synopsis puis lancez le film. Attendez une heure et dite lui que c’est un documentaire, que toutes les images sont issues de situations réelles… puis faites pause et regardez sa réaction.

Je pourrai m’arrêter là et ça serait bien suffisant pour démontrer le principal biais de cette production : celui de pas annoncer franchement la couleur, celui de se faire passer pour un documentaire mais avec l’enrobage d’un film. En l'occurrence la version non caricaturale de La Vie Est un Long Fleuve Tranquille.

Ce qui me gêne n’est pas le fond, même si j’aurai beaucoup à redire sur le choix des « protagonistes », c’est surtout la forme qui est ici problématique. Le fait de filmer 5 ans de la vie de deux gamines et d’exploiter ces rushes pour en faire un film. Avec tout ce qui fait les marqueurs d’un film tout en prenant soin de gommer ceux qui en font un documentaire.

Toute personne avec un poil d’observation finira forcément par se poser la question de la sincérité de ce film. La plupart des critiques que j’ai lu ici sont toutes très positives et peu approfondissent la question des conditions de tournage. Parce que la principale interrogation, celle qui revient à chaque plan un peu esthétisant, à chaque dialogue tout droit sorti d’un soap pseudo réaliste façon « Plus belle La Vie » est de se demander : comment peut-on rester sincère face à une caméra omniprésente ?

Et si ce n’était qu’une caméra ! A la fin du film, on aperçoit un preneur de son avec sa perche dans le reflet des lunettes d’Anaïs. Nous sommes donc en présence d’une équipe de tournage, même réduite, de par sa présence elle transforme le comportement de ceux qui sont filmés. Cette équipe, aussi discrète soit-elle, va inéluctablement modifier la façon d’être des personnes filmées.

C’est en cela que cette production a un réel problème d’honnêteté. Comment peut-on, par exemple, filmer en toute sincérité une salle de classe, sur plusieurs angles, avec des gros plans tout en feignant de ne pas être là ? De tenter d’occulter la caméra et l’équipe présente. Comment peut-on s’approcher de la vérité avec une équipe de tournage juste sous son nez ? Ce n’est pas parce que vous filmez la vie de tous les jours que vous en obtiendrez un échantillon représentatif ! D’autant plus lorsque cette captation est faite de façon professionnelle avec des moyens et des procédés qui sont autrement moins discrets que la camera d’un smartphone.

Le procédé utilisé ici est beaucoup plus insidieux que n’importe quel documentaire complotiste ou partial que l’on voit venir à des kilomètres avec ses gros sabots ! Ici l’ambivalence de cette production est malhonnête parce qu’un d’un côté elle tente de se faire passer pour un film avec toutes les gimmicks cinématographiques qui vont avec : cadrages et photographie esthétisants, musique venant souligné certains moments, montage, voir une certaine mise en scène… Puis de l’autre elle voudrait se faire passer pour un documentaire présentant une réalité « brute » parce que c’est filmé in situ. Malheureusement ce qui émerge de cette production est un mensonge et non pas la vérité.

C’est un mensonge parce que le montage suggère. De base la confiance règne, mais qui nous dit que les rushes obtenus ont été strictement placés en ordre chronologique ? Qu’il n’a pas été utilisé, par exemple, une scène pour en souligner une autre qui n’avait pas de relation directe mais parce que ça « collait bien » au montage, ça dit quelque chose. Finalement qui parle dans cette production, le réalisateur ou les gens qu’il filme, parfois sans réelle pudeur ?

C’est un mensonge parce que la seule présence de la caméra suffit à corrompre la sincérité des personnes filmées. Qui nous dit encore une fois qu’il n’y a pas eu une forme de mise en scène implicite ou explicite de la part du réalisateur ? Des consignes avant de filmer, un thème à aborder, un placement une façon d’être… quand Emma boit son verre à sa fenêtre au travers de laquelle passe la lumière d’un soleil levant/couchant est-ce sincère ? La composition et la relative beauté de l’image, son étalonnage de la couleur laissant peu de place à la vérité remplacée par une réalité transformée, travestie.

Quand des réalisateurs tel que Jean-Pierre et Luc Dardenne ou Ken Loach font un film ils cherchent à décrire la réalité, le concret avec le plus de minutie possible. Cette réalité qui est leur crédo, même le ciné avec tous ses artifices n’arrive pas à la reproduire fidèlement. Toutefois Jean-Pierre et Luc Dardenne et Ken Loach dans leur domaine respectifs ne mentent pas, ils font des films qui montrent une situation particulière et ils tentent de se rapprocher au plus près de la vérité, des faits sans les travestir c’est là leur talent. Ironie du sort ils font des films, avec des acteurs et tous les outils que propose le cinéma mais ils ne mentent pas dans leur démarche. Alors qu’Adolescentes prétexte la vérité avec comme alibi de « vrais gens » mais le résultat obtenu est un mensonge qui ne mène nulle part.

Parce que d’une part ces deux adolescentes ne sont que deux personnes parmi des millions, on ne peut donc pas prétendre à une forme de représentativité. Ce n’est pas parce que l‘on vous montre une bande de fille parlant des mecs de leur collège que toutes les adolescentes font la même chose (au début du film). C’est un cliché, et le plus grave c’est qu’ici on nous montre des images qui valident ces idées reçues, toutes faites, comme si c’était un comportement stéréotypé alors que ce n’est pas le cas. D’autre part le film n’est vu que par le réalisateur qui, au montage, y a appliqué sa vision des choses. Le résultat n’est donc vu que par le prisme du réalisateur qui n’a certainement pas filmé non-stop durant 5 ans, mais plutôt quelques mois par ans. Ces images, ces tranches de vie étant bon an, mal an, montées pour raconter une histoire avec une idée préconçue à la base. Le message véhiculé par cette production est celui du réalisateur pas celui des images qu’il a filmé. Qui nous dit que la scène finale n’est pas une mise en scène ? Qui nous dit qu’Anaïs et Emma seraient restée copines après le collège si elles n’avaient pas eu comme lien la réalisation de ce « film » ?

J’aurai d’habitude volontiers mis une bonne note à ce genre d’initiative. Mais je n’approuve pas la façon dont est traité le sujet. De faire de la réalité de tous les jours un spectacle cinématographique qui par nature transforme la vérité. Tout le monde n’a pas le radar pour détecter « les trucs » qui permettent de raconter une histoire au cinéma. On se contente souvent de regarder et de juger le film dans sa globalité. On se demande rarement comment c’était en coulisse. La plupart du temps ca suffit amplement pour évaluer un film, car on sait très bien que c’est une fiction et que ce qui compte dans ce cas c’est la façon de la raconter. Mais quand c’est le réel qui est filmé et non plus des acteurs, des décors et des effets spéciaux, il ne faut pas le transformer en fiction pour valider et véhiculer des idées préconçues sur la vie des ados... tout en faisant passé le tout pour un documentaire. Je dis non à ce procédé, qui est dans un sens, pire qu’un deep fake parce que bien plus dangereux sur sa forme qui est difficile à identifier, est-ce un film, un documentaire ? Mais aussi sur le message qui y est distillé et qui, par le biais de la vision du réalisateur, des images sélectivement capté et du montage, va être transformé par rapport à ce qu’on vraiment été les 5 années de ces 2 jeunes femmes.

Pour autant je vous invite à voir ce « film / documentaire » mais avec du recul et en tête qu’a chaque plan la caméra est là et que chaque personne qui se montre et s’exprime face à elle en a conscience, y compris ces 2 adolescentes pleines d’insouciance et qui se sont prises au jeu sans réellement penser que le réalisateur grossirait le trait de ce qui aura été le plus récurent dans ce qu’il a filmé, en oubliant sans doute qu’en réalité le diable est dans les détails. Telle la mère d’Emma en désaccord sur l’orientation scolaire de sa fille et jetant de furtifs coups d’œil à une caméra que l’on devine à cet instant indécente au travers de son regard.

Dr_Wily
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le 26 sept. 2022

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