C’est indéniable, une bonne partie du charme d’Adrift in Tokyo est à attribuer à ses personnages principaux, portés par des acteurs expressifs sans être excessifs. Odagiri Joe incarne Takemura, un étudiant en droit qui, non content d’être parvenu à accumuler pas moins de 800 000 yens de dettes, semble en outre n’être animé d’aucune volonté de se sortir de cette situation, trop préoccupé par la contemplation de sa propre banalité. Face a lui, Miura Tomozaku interprète Fukuhara, un créancier s’étant lancé sans grande conviction dans son activité de recouvrement, et qui se prépare à abandonner cette existence désabusée. L’association de ces deux laissés pour compte, faits pour être antagonistes mais pourtant amenés à se lier, recèle déjà en elle seule une bonne partie de la saveur du film. D’abord parce que l’attachement progressif entre ces deux orphelins (Takemura l’étant littéralement) est un spectacle qui, comme on peut s’en douter, déborde de tendresse voilée. Ensuite parce que c’est l’exploration de leur marginalité qui va servir de base au scénario, et les précipiter au-devant de leurs aventures.
En effet, quand on n’a ni passé ni avenir, que le présent même semble dépourvu d’enjeu, les possibilités s’en trouvent ironiquement décuplées, car ce sont alors les pleins pouvoirs rendus à l’opportunité. Après tout, quand rien n’est prévu, plus rien ne se dresse entre l’idée et l’action, et c’est à cette impulsivité détachée qu’Adrift in Tokyo doit son dynamisme. Ainsi, ce qui illumine l’écran, c’est avant tout la force de deux personnages armés d’indifférence à l’égard de leur propre destin. Dans cette façon de se laisser flotter tient toute leur puissance de ratés, eux qui ont choisi d’embrasser leur inutilité au regard d’une société désincarnée : parce qu’ils ne sont personne, ils peuvent aussi devenir n’importe qui, et n’hésiteront d’ailleurs pas à en jouer. Nullement préoccupés par la conscience de leur médiocrité, ils se passent bien de se prendre au sérieux ou de dramatiser leurs expériences, si bien que même le potentiel tragique de certaines intrigues ne parvient pas à les priver de leur aimable légèreté. Toutefois, s’ils traversent l’existence avec des sentiments en apparence émoussés, il suffit de gratter la surface, comme le film sait si bien le faire par petites touches mêlées d’incongruité, pour découvrir leur sensibilité à fleur de peau.
Cependant, le récit de leur balade dans les rues tokyoïtes manquerait de piment s’il n’y avait aussi des rôles secondaires savoureux. Cette marge fantasque est ainsi peuplée de personnages décalés, affublés de tics étranges, de looks improbables ou d’enthousiasmes incongrus, qui se succèdent tels les numéros d’un spectacle de cirque. Ils ne manqueront pas de piquer notre curiosité à intervalles réguliers, à la manière des rencontres qui rythment L’Eté de Kikujiro de Kitano Takeshi, et dans un ton somme toute assez proche, bien que moins empreint de lyrisme. La plupart d’entre eux resteront des manifestations fugaces disparues aussi vite qu’apparues, mais à mi-parcours Koizumi Kyoko fera son apparition, dans le rôle de Makiko, autre protagoniste égarée qui viendra compléter l’ersatz de famille formé par Takemura et Fukuhara. Cette recomposition d’un foyer à partir d’individus isolés n’est pas sans rappeler le processus qui rapproche sur trois générations les personnages du film Les Délices de Tokyo de Kawase Naomi, où chacun vient trouver sa place dans les carences affectives des autres. Toutefois, Adrift in Tokyo en propose cette fois une version loufoque, où la solitude n’est pas l’enjeu dramaturgique mais plutôt un constat rétrospectif, qui vient apporter de la nuance et de la profondeur aux cocasseries que l’on se sera amusé à suivre.
Du point de vue de la réalisation, Miki Satoshi parvient, sans maniérisme excessif, à souligner les émotions qu’il cherche à transmettre en jouant sur sa façon de filmer. La caméra sait ainsi embrasser les pas des personnages, le plus souvent avec langueur, mais parfois avec brusquerie lorsqu’ils sont victimes de leurs emballements, dans des à-coups qui secouent l’image sans pour autant jamais désorienter le spectateur. A d’autres moments, plus rares mais non moins mémorables, ce sera à l’inverse le sérieux de plans fixes qu’il fera contraster avec l’incongruité des situations ou des dialogues, pour créer cette gêne délicate et délicieuse qui fait toute la poésie de l’absurde. Si le procédé n’a rien de neuf, il demeure moins grandiose et théâtral qu’il ne peut l’être, par exemple, chez Paolo Sorrentino dans This Must Be The Place, de sorte que le film ne s’en trouve pas alourdi et conserve un aspect presque onirique. La bande-son, dont les notes savent se montrer douces et rêveuses, ne contredira d’ailleurs pas ce dernier aspect.
En somme, Adrift in Tokyo se présente comme un divertissement débordant de poésie et d’humour. Bien qu’il ne bouscule aucun code, il est habilement rythmé par ses péripéties décalées et ne souffre d’aucun défaut patent qui le léserait. On y suit avec plaisir ses personnages attachants, auxquels le casting – loin d’être anodin – rend honneur. A présent qu’Outbuster l’a rendu disponible en VOD, on aurait donc tort de le laisser passer !
[Rédigé pour EastAsia.fr]