Il n’est plus à démontrer que le cinéma de Costa-Gavras est d’essence politique : sa filmographie tout entière le dit assez. Non, ce qui importe ici, dans le cas d’Adults in the Room, c’est de raccorder son geste cinématographique à une pensée bien définie qui emprunte son propos aux malheurs contemporains et sa structure aux tragédies grecques, preuve – s’il fallait en trouver une – que le cinéaste accouche dans un contexte qui est le sien d’une œuvre, elle, atemporelle. Or, davantage certainement que dans ses précédentes réalisations, Costa-Gavras mêle étroitement la mécanique de l’action tragique avec les ressorts plutôt burlesques de la farce de caractères, si bien qu’il aboutit à une forme tragique et comique des plus corrosives et jubilatoires qui réussit un tour de force : parler avec une extrême précision et une extrême clarté d’un sujet géopolitique obtus pour le commun des spectateurs. Nul besoin de potasser des sommes historiques pour aller voir Adults in the Room, le cinéaste se charge de tout.
Et quelle leçon de cinéma Costa-Gavras nous livre avec ce film ! La révélation initiale du dénouement fait office de prolepse – ou de scène protatique dans la tragédie antique et classique – et invite le spectateur à se concentrer non pas tant sur le dénouement à venir que sur l’enchaînement (logique ou illogique) de l’action. L’œuvre parvient à rendre palpable l’urgence et la détresse de la situation grecque tout en présentant ces incessantes pérégrinations diplomatiques tels des cérémonials inertes et dégradants. Alors on se réjouira de croiser la route de figures politiques bien connues – dont un certain Président de la République –, ainsi que du regard à la fois cynique et moqueur que porte le cinéaste sur cette Cour européenne directement sortie des Fables de La Fontaine.
Dans Adults in the Room se nouent et se dénouent des alliances toujours menacées par les conséquences économiques des choix adoptés : dans ce monde régi par les nombres et l’argent meurt la culture, se brade un patrimoine au plus offrant. Aussi, le cinéaste a l’intelligence d’incarner sa lutte politique dans des personnages dont la parole et le corps marchent à l’unisson de leurs convictions. Magistral, Christos Loulis campe un Yánis Varoufákis plus vrai que nature, et là réside tout l’intérêt de son interprétation : il a ce quelque chose de théâtral, ce talent oratoire, ce goût pour les joutes verbales, qui inscrivent le ministre dans le champ de la fiction ; il constitue le porte-voix de l’artiste et use de stratagèmes et de projets pour sauver son peuple du marasme. Peuple dont l’apparition médiane sous forme de chœur silencieux laisse de marbre, bouleverse profondément.
Avec Adults in the Room, Costa-Gavras pense son geste artistique comme un geste de « compensation » : il s’agit de donner à voir et à vivre une réalité trop fragmentée et trop dense, donc de reconstruire par la fiction des épisodes tirés de la réalité et montés entre eux pour retranscrire le potentiel tragique de l’Histoire de la Grèce. La partition que compose Alexandre Desplat sert de liant à cette somme de faits, de sauts spatiaux et temporels, qu'elle rassemble en recourant aux instruments traditionnels de la Grèce ; partition splendide où règnent conjointement tension tragique et burlesque proche de la farce. Tragédie politique où l’on s’indigne et où l’on rit, satire des mœurs des dirigeants politiques finalement similaires aux Grands dépeints par La Bruyère quelques siècles auparavant, le film est une ode à la résistance d’un peuple et d’un homme, le film est une urgence. À voir d’urgence, donc.