Un lapin avec une montre qui est en retard. Un dodo capitaine maritime aux tendances pyromanes pour se débarrasser d'un problème. Une chenille sortie tout droit d'une fumerie d'opium. Un morse qui fume le cigare sous l'eau. Un lièvre et un chapelier qui se souhaitent des non-anniversaires et boivent du thé des façons les plus délirantes possibles. Des oiseaux-lunettes, des chiens-balais, des hiboux-accordéons. Des cartes à jouer qui peignent des fleurs en rouge. Un chat qui se forme, se déforme, se reforme à volonté dans un sourire grinçant. Un délire de soirée trop arrosée ? Non, bienvenue au Pays des Merveilles.


Pays des Merveilles que nous devons à l'esprit détraqué des studios Disney... Enfin, celui de Lewis Carroll... A moins que ce ne soit celui d'Alice ? Allez savoir. Toujours est-il qu'adapter l'oeuvre de Lewis Carroll en un film semblait être quelque chose d'aussi déraisonné que de mettre de la moutarde sur une montre pour la réparer (un peu de citron, c'est différent). Trop déraisonné ? C'est possible quand on voit le four qu'il s'est pris à sa sorti, au point de se faire désavouer par Walt Disney en personne. Adaptation médiocre ? Personnellement je ne saurais dire. Mais quelque chose me dit qu'adapter un univers aussi réputé pour son non-sens absolu n'était pas chose aisée.


Cependant, d'aucuns diront qu'il faut un génie pour en comprendre un autre, aussi incompréhensible l'univers qu'il propose soit-il. Oeuvre limite OVNI dans la riche filmographie des studios Disney, le parti pris de risquer l'absence d'une ligne narrative allant d'un point A à un point B était sans doute risqué et à constater la réaction générale d'autrefois, pas sûr que ce parti pris y fut étranger, ne serait-ce qu'en partie. Mais bien évidemment, ce pourquoi il est devenu aussi mémorable, c'est pour le délire total proposé. "Il n'y a rien à faire, parce que tout le monde est fou ici". Sauf que ce que ce "brave" Chat de Cheshire a oublié de préciser, c'est qu'il n'y a pas que les occupants de ce monde qui sont fous, illogiques, irrationnels. Le monde lui-même n'a pas de quoi rougir.


C'est une véritable folie s'étant emparée de ce Pays des Merveilles et qui contamine absolument tout sur la pellicule. Des choses pourront aussi bien s'agrandir que rétrécir, apparaître que disparaître. Les portes s'ouvrent vers des lieux d'un tout autre contexte. L'espace-temps a foutu le camp, tout est flou, la vraie folie serait que notre sens logique se sente comme un poisson dans l'eau. On y perd complètement ses repères. Et on le fait en même temps que notre Alice. Trop curieuse ? Qui sait. Très attachante, sans nulle doute, il ne serait point fou de se le dire. Ou alors de la bonne folie. Mais y a t-il bonne et mauvaise folie ? Je divague ? Je ne sais pas, peut-on vraiment divaguer dans cet univers, même en se contentant d'en parler ?


Le fait est que la vraie prouesse de ce film serait probablement d'avoir réussi à trouver une forme de cohérence dans l'incohérence totale. Affectant jusque l'univers du film lui-même, la direction artistique fait indéniablement des miracles pour retranscrire un monde partant autant dans tous les sens, si tant est qu'il puisse y en avoir le moindre. Tant de non-sens que l'on peut passer d'une zone à une autre entre deux plans sans transition, que des couleurs peuvent changer durant le même plan, qu'un aller de 10 secondes d'un côté pourra donner 10 minutes dans le sens inverse. Perspectives, formes, distances, l'infection s'opère jusque dans les moindres détails, c'est d'une richesse plus incroyable que ce dont je me souvenais. Être porté par la direction artistique avec le style Mary Blair au charme inimitable et un travail visuel et sonore aussi polyvalent et unique tout en piochant dans les influences, ça aide à l'attachement. Mais tout est insaisissable même quand on pense tenir quelque chose. Alice elle-même se prendra au jeu : une histoire se termine par une morale sur la curiosité ? Possible, mais seulement si vous êtes une huître. C'est logique, comme dirait les Tweedle. A moins que ?


Les Looney Tunes aussi s'étaient prêtés à l'exercice d'un monde complètement délirant n'ayant comme limite que l'imagination de son géniteur. Ça a donné l'une des pièces maîtresses de la carrière de Bob Clampett, Porky in Wackyland. D'une drôlerie absolument exquise. Pourtant, chez Disney et Carroll, cette perte de repères saura aussi bien être comique que touchante, en confrontant Alice à un monde de fantaisies... pardon, de divagations. L'on rira du caractère comiquement absurde de la situation, atteignant son point culminant lors d'une scène de goûter avec le Chapelier fou et le Lièvre de Mars qui résume bien le credo du film à en juger l'impossibilité de faire quelque chose d'aussi normal (mais peut-on parler de "normal" en parlant d'Alice au Pays des Merveilles ?) que de boire du thé alors que nous sommes entourés de théières à tour de bras. L'on s'émouvra devant une Alice tant désespérée de ne plus trouver son chemin que l'univers autour d'elle a encore moins de forme distincte et finira par s'évanouir progressivement, les occupants des bois avec, dans un néant bouleversant.


Mais est-ce bien le Pays des Merveilles au final ? Merveilles comme on l'entend en tout cas ? Car s'il y a bien une chose qu'on peut voir aussi, c'est à quel point ce monde n'est pas des plus clément envers un esprit comme celui d'Alice pas vraiment habitué à ce qu'il expérimente. Quand on nous y parle d'huîtres s'étant faites littéralement dévorer par la curiosité, quand on nous y montre un dodo pyromane, une chenille qui fume sur votre gueule, des gâteaux et boissons vous sommant de les manger et boire sans avoir idée des résultats, une reine ayant fâcheuse tendance à (faire) perdre la tête, se confronter au rêve peut aussi laisser mal à l'aise, et pleurer sur son sort n'y changera rien. Pleure, Alice, et le chat (du) malin te conduira à la dangereuse Reine Rouge en plus de ne pas t'arranger la tâche face à elle ou en procès.


Mais le pire c'est qu'on s'y attache à ce pays des rêves. Ou des cauchemars ? Quand un monde veut ta peau à ce point-là, peut-on encore parler de rêve ? Mais soit. Las d'un réel moins propice à la magie, l'onirisme et à ces extravagantes divagations, on les aime ces échappatoires dans l'onirique dérangé et dérangeant. Ceci dit, réel moins propice, c'est vite dit. C'est bien dans notre réel que nous avons fait une telle oeuvre créative comme pas deux, n'est-ce pas ? Mais quel réel au fond ? Est-il vraiment moins fou que ce Pays des Merveilles, ou l'est-il autant mais dans un autre sens ? Mais quel sens ? Est-ce qu'il y en a un au moins ? Quelle est la vraie folie, un monde sans limite d'une richesse infinie pour l'imagination ou un monde cherchant à raisonner sur absolument tout ? Ne serait-ce pas le propre du film, d'avoir à la fois du cohérent dans cette incohérence, mais dont la vraie cohérence serait de ne pas chercher à en trouver ici ?


Je pose trop de questions, n'est-ce pas ? Et à qui je les pose de toute façon ?


Mais contempler cet univers "merveilleux" résultant du choc des cerveaux de Lewis Carroll et des studios Disney reste un délice toujours aussi difficile à pleinement aborder. Dans ses choix faisant tant sa force que sa faiblesse, car évoquant forcément un intérêt variable en fonction des sensibilités dans son enchaînement de segments (votre humble serviteur n'a jamais été un énorme fan du segment des huîtres, mais en même temps, qui mange ça ?), il demeure un métrage insaisissable en tous points. Mais a-t-on envie de le saisir ? Probablement pas. Ça cache peut-être des thèmes méritant analyse mais aurait-on envie de trouver du sens ? Et quel sens à la fin ? "Tout le monde est fou ici", l'on dit. Un peu comme chez nous, n'est-ce pas ? Peu importe, continuons d'admirer ce fantas(ti)que univers et de s'y perdre avec délectation. Le tout étant de ne pas y perdre la tête. Littéralement ou figurativement. Et de pouvoir boire du thé. A moins que ?

Nick_Cortex

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