En s'attablant au "restaurant d'Alice", on ne risque pas de rester sur sa faim, cinématographiquement parlant. Réalisé en 1969, ce film a cette particularité marquante : grâce à une savante harmonie entre les images et la bande son, il se savoure simultanément par les yeux et les oreilles.
Dans "Alice's restaurant", réalisé deux ans après le tumultueux "Bonnie and Clyde" et un an avant le somptueux "Little Big man", Arthur Penn scrute de près la jeunesse américaine à une époque charnière. Arlo, personnage central, est l'exemple type de cette génération qui, à la fin des années 60, a brusquement tourné en dérision toutes les valeurs traditionnelles, pour mieux les rejeter en bloc.
Jeunesse refusant toute forme de violence que la société US, figée de stupeur et d'incompréhension, va voir partir de plus en plus à la dérive.
Jeunesse désemparée qui va tenter maladroitement de se construire un univers selon ses intenses aspirations, d'où le développement des mouvements pacifistes, la multiplication des expériences de vie en communautés façon "Flower Power".
C'est dans ce contexte que s'inscrit le "restaurant d'Alice". En effet, si pendant un temps - très court - il s'agit bien d'un établissement commercial où l'on sert à manger, il désigne rapidement l'église qu'Alice et Ray achètent dans le but d'y accueillir tous ceux et celles à la recherche de leur identité première. Ces jeunes gens en rupture fragilisante qu'Alice considère comme ses enfants au point de les appeler ses "chiots" !
C'est parce qu'ils traquent un rêve, un idéal, que ces garçons et filles se regroupent au coeur (choeur) de cette église tout sauf dogmatique. Robert Beanayoum cerne le désarroi de ces enfants d'Alice ne voulant plus croire au Pays des Merveilles en des termes interpellants : "Le rêve d'Arlo, c'est celui de l'éternelle Amérique déracinée dans le présent. L'Amérique des pionniers qui ont perdu leurs clairières et leurs prairies. L'Amérique des enfants qui se retrouvent vieux sans que l'âge adulte puisse les rattraper en chemin. Ce rêve, les jeunes gens de la génération d'Arlo ont fait plus que les autres pour le recapturer".
C'est exactement ce que, avec maîtrise et lucidité, Arthur Penn montre dans son film.
Maîtrise qui éclate superbement et sobrement sur l'écran quand a lieu l'enterrement de l'un des jeunes rêveurs, sous la neige, et que Joni Mitchell joue à la guitare une complainte intitulée "Le chant des enfants qui vieillissent".
Lucidité aussi, qui le conduit à montrer l'échec (inéluctable ?) de l'expérience tentée au "restaurant d'Alice".
"De quoi ai-je vraiment envie ?", se demande Arlo (Arlo Guthrie, funambulesquement attachant) à un moment clé. Il est particulièrement symptomatique de constater que, plus de quatre décennies plus tard, aux USA percutant régulièrement sur des tueries de campus comme un peu partout ailleurs dans le monde, où "Le péril jeune" va hélas grandissant (au rythme du réchauffement climatique, des appauvrissements démocratiques, etc.), les générations montantes se posent de façon encore plus cruciale cette vitale question.
A moins que, il faut l'espérer, bien décidées à ne pas manger ce pain noir sociétal, planétaire, elles parviennent, comme on dit, à "renverser la table" !