Le long chemin vers l'Amérique ou une chronique de la Turquie ?
Un petit village anatolien, avec des communautés grecques et arméniennes opprimées par les troupes turques, qui passent en seigneurs sur leurs chevaux, leurs coiffes noires au vent. Un jeune Grec, Stavros, qui vit en allant chercher de la glace sur la montage pour la vendre au marché, ne supporte plus de vivre en inférieur. Il demande à partir chez son oncle à Istanbul. Toute la famille lui confie ses biens les plus précieux, et Stavros doit aller faire fortune, puis amener toute sa famille là-bas.
Mais Stavros est jeune. En chemin, il tombe sur un Turc qui fait mine d'être son ami, mais vit à son crochet, au point de se payer des putes avec son argent. Quand Stavros refuse de payer et part, le Turc le retrouve et le dénonce comme un voleur aux autorités. Plus tard, notre héros règle son compte à son tortionnaire.
Stavros arrive sans rien chez son oncle, dont les affaires ne sont pas florissantes. Sur le port, il voit les bateaux américains décharger leur lot de touristes, et ça le fait rêver. Il décide de gagner sa vie comme portefaix, prenant les boulots les plus durs et vivant de nourriture jetée par terre. Mais son maigre pactole lui est dérobé. Il décide ensuite de se faire coureur de dot, visant la fille d'un riche marchand désespéré de ne pas avoir de fils. Mais il n'arrive pas à mentir à la future mariée. Un client américain dont la femme est grecque ravive son rêve d'Amérique.
Quand Stavros retrouve un copain de route Arménien, Hohannes, qui lui dit qu'il peut venir avec lui sur un transatlantique s'il travaille en échange gratuitement pendant 2 ans comme cireur de chaussures, il plante sa fiancée. Pendant le voyage, le client américain le reconnaît et comprend qu'il est cocu. Stavros se voit refuser le passage en Amérique, mais au dernier moment, Hohanes échange ses papiers avec lui et se suicide. Stavros passe le contrôle, devient John Harness, et envoie ses 50 premiers dollars à sa famille. Une voix off revient en Anatolie et explique, après une scène de la famille lisant la lettre, qu'il réussit à tous les faire venir en Amérique.
L'Amérique comme nouveau baptême, comme seconde chance. Elle est présentée comme une foi irrépressible du héros, et même si on ne voit que des journaux, des touristes américains, le film ne fait rien pour détromper Stavros dans la quête de son inaccessible étoile.
C'est un film dédié aux souffrances des émigrants (jolies scènes sur le pont du bateau et à Ellis Island), mais c'est surtout une réflexion sur les moyens que l'on emploie pour arriver à ses fins. Stavros abandonne peu à peu ses principes moraux, gardant son rêve pour lui, vivant dans la solitude.
La reconstitution de la petite vie d'un village anatolien, ou celle des intérieurs bourgeois stambouliotes, ou encore celle du monde des quais sonne juste. Quel autre réalisateur à Hollywood aurait pu faire passer ces univers si particuliers tout en respectant les canons du cinéma américain ?
L'image est sublime, le montage efficace, la direction d'acteurs magistrale, d'autant que Kazan, comme souvent, mise sur des acteurs pas connus du tout.
Ce qui limite un peu le film à mon sens, c'est la façon assez directe de Kazan de poser les dilemmes moraux. Pas d'ambiguïté ici, on sait très bien quand le héros va faire quelque chose de bien ou quelque chose de mal, il n'y a pas à chercher plus loin. Les personnages ne sont guère nuancés, à commencer par le profiteur turc, véritable pourceau immoral. On comprend vite que le voyage vers l'Amérique s'apparente à un chemin de croix, dont on ne nous épargnera aucune station.
America America m'intéresse davantage comme film sur les conditions de vie en Turquie que comme film sur le rêve de l'Amérique. C'est un très beau film (sans être un chef d'oeuvre), une de ces oeuvres au propos ample qui méritent d'être vues.