Un parallèle avec Breaking Bad
L'univers très "american way of life" rappelle bien sûr de nombreux films, et de nombreuses séries. Cette voix off du narrateur décédé, qui, du ciel, vient se pencher sur la misérable vie d'américains moyens et montre les turpitudes du genre humain, n'est par exemple pas sans rappeler Desperate Housewives.
Mais c'est d'une autre série américaine dont je veux parler ici, et qui à mon avis, a davantage sa place dans cette critique. Breaking Bad. (N.B : la critique ne concerne que les premières saisons).
American Beauty, c'est l'histoire d'un type, américain, marié de longue date avec une femme très breaking bloom, avec laquelle il ne s'entend plus vraiment, ils ont une fille. Ils habitent une petite maison de quartier. L'histoire se passe dans les années 1990.
Breaking Bad, c'est l'histoire d'un type, américain, marié de longue date avec une femme très american bio-thé, avec laquelle il ne s'entend plus vraiment, ils ont un fils. Ils habitent une petite maison de quartier. L'histoire se passe à la fin des années 2000.
Passons sur les caractéristiques des uns et des autres, ou des degrés de décadence des différents couples.
Les deux hommes se font royalement chier, et puisque leur volonté est réduite à zéro, ils font pitié, comme dirait Descartes en d'autres termes. Cependant leur seconde faculté, l'entendement, ne leur fait pas défaut, puisqu'ils ont une conscience aigüe de leur manque de volonté.
Bon, comme dans chaque histoire construite de manière assez classique, on a un élément perturbateur, qui vient, non pas réveiller cette conscience, mais la traduire en actes, de manière à ce que les personnages sortent de leur ronron, et nous avec eux.
Pour l'un, tomber amoureux de la meilleure amie de sa fille de 16 ans, pour l'autre, apprendre qu'il a un cancer du poumon. Autant dire, dans un pays très puritain et dans lequel il est presque honteux, en fonction de l'argent que l'on possède, d'être gravement malade, qu'il s'agit là de questions qui soulèvent quelques enjeux de société.
Mais là n'est pas encore la question. Ici l'intéressant est de voir la manière avec laquelle ces deux histoires nous sont en fait présentées : du point de vue de la mort. Ou plutôt du point de vue, dans un cas, du spectateur qui sait que le personnage va mourir, et dans un autre, du point de vue du personnage principal qui pense bientôt mourir, sans que toutefois ni lui ni le spectateur ne le sachent vraiment.
En réalité, vivants, ils sont déjà morts. Leur vie n'est qu'une longue et pénible marche vers la mort, instant presque salvateur. Et c'est là toute la question. Les deux personnages comprennent que le pire n'est pas la mort "physique" qui les guette, mais la mort "métaphysique" dans laquelle ils sont depuis trop longtemps plongé.
Et pour sortir de ce comas, des moyens illégaux. Transgresser l'interdit, en voulant sauter une adolescente ou en fabriquant des amphétamines, voilà la solution. Dès lors, ils se libèrent totalement, claquent la porte de leurs bureaux, parlent franchement, crient, hurlent, sans faire grand cas de la justesse de leur acte. Seul l'acte de volonté compte. Leur volonté, qui jusque là était étriquée, misérablement finie, devient infinie, et ils en ont conscience. Ils jouissent en fait de la conscience du caractère infini de leur faculté de vouloir et révèlent ainsi leur dignité.
Mais plus encore, leur entendement leur permet aussi de dire non : l'un dit finalement non à l'adolescente lorsqu'elle apprend qu'elle est vierge, l'autre tente tout pour protéger un autre quasi-adolescent de consommer la drogue qu'il contribue à fabriquer. En disant "non", ils restent maitres de la situation (ou du moins il essaient), et prouvent ainsi leur liberté. Alors, ils jouissent aussi de cette liberté, de la liberté.
Dès lors, comment expliquer que l'un (American Beauty) paraisse heureux, alors que l'autre (Breaking Bad) ne l'est pas ?
On pourrait arguer que la situation du premier, Lester Burnham, est bien plus enviable que celle de Walter White. Certes, mais là n'est pas à mon avis l'essentiel. L'important est en fait de voir quand se déroule la scène.
Dans un cas nous sommes dans les années 1990, années Clinton, le mur de Berlin est tombé, la guerre froide est finie. Apogée des Etats-Unis.
Dans un autre nous sommes à la fin des années 2000, les années Bush et la crise économique sont passés par là. Déclin de l'empire américain.
Lester vit dans un cadre où l'ennui constitue le danger. On entendra ainsi souvent "je ne veux pas être ordinaire" ou "mais tu n'es pas ordinaire!" appliqué à plusieurs personnages, comme si le fait d'être ordinaire ou non était primordial dans un monde normalisé, standardisé. Il faut fuir l'ennui, car l'ennui est le seul danger. L'ennui est la norme à dépasser. L'american way of life, en même temps qu'il se veut rassurant, est en réalité oppressant.
Walter vit dans un cadre où l'argent constitue le nerf de sa guerre contre le cancer. Il en a besoin pour vaincre la maladie, mais aussi et surtout pour permettre à sa famille de vivre dans de bonnes conditions une fois sa mort venue. On pense ainsi avant tout aux siens avant de penser à soi, on angoisse sur l'incertitude de l'avenir au lieu d'angoisser sur l'ennui du présent. Plus questions dès lors de s'émanciper totalement, Walter se sacrifie pour sa famille, il ne sacrifie pas sa famille à son profit, et c'est toute la différence entre lui et Lester. L'ennui ne constitue ainsi plus un chemin duquel il faudrait sortir à toutes forces, mais un eldorado à rejoindre une fois la tâche accomplie.
Pourtant, les deux personnages sont victimes du même fléau : l'absurde. Comme si leur destin n'était pas là, comme si tout cela était trop artificiel, comme s'ils avaient voulu se fabriquer des ailes façon Icare pour monter vers le ciel, ils se brûlent, se consument. L'infini de leur volonté se heurte au caractère absurde qu'ils attribuent au monde dans lequel ils vivent. Les valeurs s'inversent : ce n'est pas leur démarche mais le monde qui devient absurde à leurs yeux.
Lester se fera tuer sur un "malentendu", Walter sera pris dans le piège des cartels de la drogue.
Pour leur famille, une fin toute aussi absurde que leur volonté d'émancipation.
Pour eux, le prix à payer.