Cord Jefferson me fait penser à un Ruben Östlund noir-américain dont la satire serait orientée vers une thématique cousine mais qui s'exprimerait sous une modalité beaucoup plus aimable, moins corrosive (et moins jouissive, à ce titre, pour qui aura pu apprécier Triangle of Sadness). Le public visé est assez clair (et je dois dire que je m'y identifie probablement) dès que le cadre est posé : Jeffrey Wright est un prof de littérature cultivé et romancier frustré de ne pas être reconnu pour sa production littéraire qui un jour, suite à l'agacement de trop devant une énième célébration médiatique d'une écrivaine (qu'il juge) dénuée de talent, décide de se lancer dans l'écriture sous pseudonyme d'une satire des livres gavés de stéréotypes à destination des Noirs. Le but était d'écrire un torchon dénonçant l'hypocrisie omniprésente, à la fois du côté des maisons d'édition et des lecteurs des classes supérieures... mais pas de bol, le livre est pris très au sérieux, éditeurs et cinéastes s'arrachent les droits, et ce sera un succès autant commercial que critique.
American Fiction reste un pamphlet assez bienveillant et récompense-compatible, comme l'illustre son succès pour l'Oscar du meilleur scénario adapté, mais cela ne l'empêche pas de revêtir un intérêt non-négligeable à travers la multiplicité de ses cibles. C'est un film qui se moque des écrivains frustrés de voir leurs travaux constamment rejetés par les éditeurs sans que cela ne suscite un début de remise en question personnelle, mais aussi de ces mêmes éditeurs qui formulent diverses injonctions sur les bonnes thématiques du moment (on demande notamment au protagoniste d'écrire sur les afro-américains dans un style plus noir alors que ce n'est absolument pas ce qui l'intéresse). Et enfin, aussi, c'est l'occasion de formuler une satire des milieux bourgeois blancs qui adorent instantanément et au premier degré le livre qui a été écrit pour flatter au second degré tous les tropismes imaginables en matière de clichés sur la vie difficile des populations noires.
Ce n'est pas vraiment un hasard si une scène de American Fiction (celle où le prof noir est congédié par sa direction pour avoir choqué une étudiante blanche après avoir écrit au tableau le mot "nigger") ressemble beaucoup à une dans Tár (celle où un étudiant de la cheffe d’orchestre se prenait une réplique cinglante concernant son émoi : "Don't be so eager to be offended. The narcissism of small differences leads to the most boring kind of conformity"). Ici l'adversaire que se fixe le héros est une autrice noire comme lui mais évoluant plutôt du côté des romans commerciaux à destination d'un public blanc désireux de caresser sa bonne conscience dans le sens du poil — du moins jusqu'à ce que le hasard le fasse se retrouver dans un jury commun et qu'il apprenne à connaître cette personne. Dommage qu'un pan entier du film soit consacré aux drames familiaux comme ressort mélodramatique classique, séquences un peu longues et moins intéressantes, car American Fiction n'est jamais aussi pertinent que lorsqu'il exhibe les contradictions de l'Amérique contemporaine — à commencer par cette préférence pour le confort de la fiction de la part d'auteurs noirs au détriment de la confrontation avec la réalité sociale, documentée et tout autant accessible.
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