Etude de cas en management
Il s'agit en fait d'une étude de cas en management, mieux filmée et mieux jouée il est vrai qu'il n'est de coutume dans ce genre négligé, mais guère originale dans son propos : le panégyrique d'un entrepreneur exemplaire – Denzel Washington impeccable - dont les qualités managériales sont exposées tout au long des 2h37 que dure le film : ainsi le découvre-t-on gestionnaire attentif de sa marque, audacieux réducteur de sa « supply chain », précurseur de l'ouverture à l'international, ferme meneur d'homme, et, quant à ses habitudes personnelles, parcimonieux et ennemi de l'ostentation, bon fils d'une digne mère, pieux comme il se doit. On suit ses débuts – son habile utilisation des ressources du capital social, ici une large fratrie -, sa réussite – comment il vainc les préjugés, comment il évince ou absorbe ses concurrents -, et sa chute - effet des tracasseries d'un fonctionnaire sociopathe mais absurdement zélé, dont le portrait et les mésaventures font contrepoint au motif principal du film, la carrière de notre magnat.
Pourquoi alors avoir fait de cette histoire vraie – c'en serait une – un blockbuster en costumes plutôt qu'un reportage dans Capital ou son équivalent d'outre-atlantique ?
C'est que notre patron ne dirige pas une fabrique d'épingles, mais l'approvisionnement de Harlem en héroïne dans les années 70. Pourtant, hormis une scène de descente de police excellement filmée dans la deuxième partie du film, le potentiel spectaculaire du contexte n'est pas exploité à l'excès. Guère d'intention de documentaire social non plus, l'époque et le lieu sont le plus souvent un décor, au demeurant bien léché, trop sans doute. Et puisqu'on n'ose pas croire que cette agiographie soit filmée au premier degré, ni qu'on ait voulu offrir là à Harlem un héros positif en ces temps de culte du management, il faut sans doute voir dans American Gangster un tour de force, une gageure relevée, celle d'offrir à l'admiration du public un fieffé criminel, sans rien dissimiler de ses crimes. Car ils ne le sont pas. Mais les meurtres de sang froid semblent la sanction, administrée fermement mais sans colère, de l'incompétence ou de l'indiscipline du « middle management » ; à l'évidence, la bonne marche de l'entreprise les nécessite. Les overdoses et la déchéance, qu'on aperçoit en quelques fugaces images, sont assurément reconnues pour telles, mais quant à leur responsabilité, le héros en dira plus loin sans que personne à l'écran ne trouve à lui objecter, que s'il n'avait pas été là un autre aurait pris sa place. A nous de conclure qu'ergo, il n'est pas responsable, suivant une dialectique apprise au discours des armuriers corrupteurs ou des pétroliers complices de dictatures.
Pour autant, quelles qu'aient étées les intentions de l'auteur, le film est porteur d'une leçon précieuse: si le plus abject des criminels peut être aussi parfaitement exemplaire de l'éthique protestante du capitalisme, et si un juste peut lui être si parfaitement contraire, comme le prouve indubitablement le film, alors nous serions bien fautifs de réduire nos valeurs à cette éthique, et bien naïfs de ne pas nous inquiéter de savoir où nous mène certaine main invisible.