Il est difficile de parler de guerre sur grand écran. Si aujourd'hui American Sniper fait polémique, n'oublions pas qu'il n'est pas l'unique film du genre à avoir connu un tel accueil. Que ce soit en Europe, où longtemps le genre s'est penché sur la Résistance plutôt que sur les ravages idéologiques, aux Etats-Unis où le Vietnam a laissé une trace indélébile (Born on the Fourth of July, Apocalypse Now, Full Metal Jacket, ...), ou encore, plus récemment, lorsque le cinéma a commencé à s'intéresser aux traumatismes de(s) la Guerre(s) du Golfe (Jarhead). C'est ici sans doute que s'inscrit la dernière réalisation de Clint Eastwood, au cœur de la relation qui lie la population américaine à son armée. Et qui de mieux que le réalisateur américain pour aborder le sujet ?



« There are three types of people in this world: sheep, wolves, and sheepdogs. »



Clint Eastwood s'empare ici de l'histoire de Chris Kyle, tireur d'élite et héros national, incarné par un Bradley Cooper au sommet de son art. Il est l'auteur de 160 tirs à bout portant, ce qui fait de lui le soldat américain le plus meurtrier de l'histoire. Avant de devenir la Légende, Chris Kyle est avant tout un fervent patriote, ce qui le pousse à sortir de son Texas natal et à quitter sa vie de cow-boy. Il se fait alors un devoir de servir son pays, et y parvient.



« God, country, family, right ? »



La première vision que nous offre American Sniper peut en effet sembler patriotique au possible. Qui plus est, un patriotisme solidement installé sur une base religieuse poussée à son paroxysme. Chris Kyle se définissait lui-même comme en guerre pour Dieu. L'ennemi utilisera d'ailleurs cette affiliation pour le traquer, mettant en avant la croix tatouée sur le bras du tireur d'élite. Et c'est là que Chris Kyle divise. Dans une époque où la religion est au cœur des conflits, comment faire d'un "soldat de Dieu" un héros, alors même que nous combattons le fanatisme latent de notre époque ?


La réussite de Clint Eastwood réside sans doute dans sa façon de nuancer son propos. Non, American Sniper n'est pas un récit patriotique, loin de là ; Eastwood met du cœur à souligner la fragilité de Chris Kyle, un citoyen arraché aux siens par une guerre idéologique. Si le soldat met du cœur à l'ouvrage, il est pourtant tout à fait conscient d'être loin de ce qu'il devrait être réellement : un père de famille. Et quel est le rôle d'un père de famille, si ce n'est de protéger ses proches des loups ? La guerre ne fait en ce sens que l'éloigner de son devoir en s'y substituant.



« I'm ready. I'm ready to come home. »



Présenter Chris Kyle comme ce qu'il était en Irak, un héros, c'est avant tout le meilleur moyen pour Eastwood de montrer qu'il était perdu à son retour sur le territoire, que la guerre arrache à la nation sa jeunesse et que, comme le disait Sam Mendes, elle est « la fin de l'innocence ».


Pourtant, même si Chris Kyle ne semble plus toucher terre une fois au pays, il reste un héros. Car Chris Kyle est une force de la nature, et possède un réel don. Au-delà d'être un sniper redoutable, il est un homme fort, un homme qui a su renouer avec la vie après la guerre. Son héroïsme a été d'aider des chiens de berger égarés, alors que lui-même était à la recherche du -droit- chemin. Chris Kyle n'est pas uniquement l'American Sniper, il est aussi l'homme qui se cache derrière la Légende. On pourra reprocher à la réalisation d'essentialiser une nouvelle fois encore l'imaginaire oriental, mais ceci ne doit pas occulter le portrait nuancé que dresse Clint Eastwood, celui d'une Amérique fragile, prise en étau entre son mirage patriotique et son devoir domestique. Du chien de berger au loup, il n'y malheureusement qu'un pas, et il semblerait que ce pas soit toute l'interrogation que soulève American Sniper.

vincentbornert
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le 24 févr. 2015

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