C'est peut-être un détail mais il me semble essentiel. La dernière mission de Chris Kyle dans American Sniper s'achève sur une vengeance – il envoie dans le crâne de Mustapha, son alter ego irakien une balle vengeresse dont Eastwood filme la trajectoire par un effet numérique inédit chez lui. « For Biggles », dit Kyle avant d'appuyer sur la gâchette. Quelques scènes plus tôt, le sniper a appris la mort de Biggles, son compagnon d'armes, mortellement touché par Mustapha lors d'une mission.
Pourquoi cette scène me surprend-elle, au-delà de l'effet assez mauvais qui la caractérise ? Parce qu'elle résume pour moi tout le parcours moral de Kyle, brave type débarqué en Irak par fidélité à une fable débile transmise par son père (celle-ci assignant au fils le rôle de « chien de berger »), par idéalisme aussi (l'Amérique est pour lui le plus grand pays du monde). Ces belles valeurs sont, comme toujours chez Eastwood, fausses, illusoires, elles sont comme le drapeau planté au sommet d'Iwo Jima dans "Mémoires de nos pères", elles ne disent rien de la vérité de la guerre.
Si la vie militaire du héros d'American Sniper s'arrête donc sur la mort de Mustapha, c'est parce qu'Eastwood, en accordant une certaine importance à ce personnage, ancien athlète médaillé lors des Jeux Olympiques, fabrique une légende qui se tient face à celle que le peuple américain a construite autour de Kyle (voir les images du générique de fin, qui renvoient au deuil authentique d'une nation qui honore son héros). La légende est la même de l'autre côté : celle d'un tireur hors pair, protecteur de son pays et de son peuple, patriote lui aussi. Par le personnage de Mustapha se réalise le double point de vue de "Mémoires de nos pères" et d'Iwo Jima, par lui s'inscrit dans le film un principe de relativité. Comme Kyle, Mustapha a construit sa légende sur le nombre de soldats qu'il a tués (Kyle et sa femme voient même les images de ses prouesses sur CNN), mais il est physiquement différent : Eastwood le filme comme un ninja, presque comme un super-héros (on le voit sauter avec légèreté d'un toit à l'autre), tandis que Kyle est une légende lourde, laborieuse, à laquelle Bradley Cooper prête son regard vide et son visage inexpressif. Il aurait tué cent-soixante personnes ? Il n'en sait rien. Il a sauvé la vie d'un Marine, qui le salue militairement dans un magasin lorsqu'il revient au pays ? Il ne s'en souvient plus. Il aurait tué par erreur un homme tenant un Coran ? Peut-être. Kyle – que tout les soldats surnomment The Legend – ne sent jamais en lui cette « détonation intérieure » dont lui parle son coéquipier Mark avant de mourir. Il ne doute pas que le Mal se trouve en Irak, qu'il faille venger l'attentat du 11 Septembre, il ne croit pas, comme Mark, que le désir de gloire conduise les soldats à livrer des « croisades injustes » (c'est ce qu'écrit Mark dans une lettre avant de mourir). Il croit, au contraire, que le doute ronge et tue : d'après lui Mark est mort parce qu'il a douté de sa mission. Rarement on n'aura vu, dans un film de guerre de ces trente dernières années, un soldat adhérer aussi intensément à son rôle et mettre tant de cœur à l'ouvrage.
Dans Apocalypse Now de Coppola, l'évocation de la guerre commençait sur un raccord entre les hélices d'un hélicoptère et le ventilateur de la chambre où Martin Sheen tripait. La voix de Jim Morrisson s'élevait sur des images de brasier. Vision grandiose d'une guerre hallucinée à laquelle Eastwood répond aujourd'hui par l'image de l'oeil de Bradley Cooper grossi dans la lunette de son fusil : son sniper ne ferme jamais l'oeil, il ne rêve pas, il veille sur le troupeau, en bon chien.
Mustapha, le double maudit de Kyle, agit de la même façon : la mise en scène des tirs est identique pour les deux snipers, aussi subjective quand il s'agit de tirer sur des soldats américains que lorsque Kyle vise et tue des civils irakiens potentiellement dangereux. L'un des enjeux les plus passionnants d'American Sniper est pour moi ce duel de « légendes » : l'une complète l'autre et l'une, d'éliminer l'autre, se détruit, découvre tout à coup l'inanité de son rôle. On peut reprocher au film d'Eastwood beaucoup de faiblesses (le récit accumule tous les clichés du film de guerre : la femme attend au foyer et pleure, le fidèle coéquipier meurt, les retours de Kyle sont de plus en plus « hantés »), mais on ne peut pas dire qu'il nie la question de l'altérité quand il situe l'Autre au cœur de son personnage, quand l'Autre ronge Kyle comme Ben Laden rongeait le personnage de Maya dans Zero Dark Thirty.
Par là s'explique la tempête de sable qui s'élève après la mort de Mustapha, comme un prodige. Autre effet étonnant que cette tempête numérique qui recouvre Kyle, au point qu'il semble s'altérer, se dissoudre en elle, n'être plus rien. Que reste-t-il alors de la « légende » lorsqu'elle revient dans la bergerie ? La fin d'American Sniper sous-entend que Kyle aurait pu devenir le loup de la fable, qu'il transpose ce mauvais rôle sur le mode du jeu (il joue au loup avec sa fille, menace sa femme avec un faux pistolet) parce qu'il n'a plus de rôle (« I know my purpose », disait-il au contraire en arrivant en Irak). Au psy qui le reçoit, Kyle explique qu'il rendra compte de ses meurtres devant Dieu : ce ne sont pas ses meurtres qui le hantent mais les vies qu' il aurait pu sauver, il n'en a pas sauvé assez.
Je me demande comment un film s'achevant sur une telle désolation a pu susciter le doute quant aux intentions d'Eastwood. Car c'est bien l'impuissance des « chiens de berger » qu'il continue de filmer dans American Sniper, la même que celles des flics de "Mystic River" ou de Red Garnett, le Texas Ranger qu'il incarnait dans "Un monde parfait": le « chien de berger » comme mythe américain, comme fable, d'autant plus tragique ici, que Kyle, « The Legend », y a cru candidement, avant de disparaître dans une tempête de sable.