Arnaud Desplechin a retrouvé ses vieilles lettres d'amour. Et avec elles les souvenirs d'une jeunesse studieuse, que son film situe entre le lycée Baudelaire de Roubaix et les couloirs de la fac de Censier, là où son héros, Paul Dédalus, étudie l'anthropologie. Les retrouvailles avec ce personnage bavard, vingt ans après Comment je me suis disputé, nous offrent d'abord une sorte de best of de la vie étudiante selon Desplechin. Quand Paul Dédalus ne s'interroge pas sur la fonction du mode optatif en grec ancien, quand il ne s'émerveille pas au musée sur le tableau d'un peintre paysagiste, quand il ne trace pas des schémas d'anthropologie structurale issus de Structures élémentaires de la Parenté, il écrit, dans sa chambre de bonne, des lettres d'amour à Esther.


Peut-être faut-il commencer par là pour parler de Trois souvenirs de ma jeunesse : par ce babil de jeune étudiant qui trouve dans la correspondance une forme d'expression presque idéale. Dans ce film où les souvenirs comptent moins, au fond, que les mots, il est logique que le chapitre consacré aux amours de Paul et Esther (le troisième souvenir de jeunesse) soit prépondérant. Il déséquilibre le film, au point de rendre les deux premières parties presque anecdotiques. Les souvenirs de l'enfance malheureuse de Paul (chapitre 1) et de son voyage scolaire de Minsk (chapitre 2) apparaissent comme des ébauches de fictions. L'exploration des formes littéraires (le roman des origines, le roman d'espionnage) est assez vite abandonnée, la première fois parce qu'elle est peut-être trop douloureuse, la seconde fois parce qu'elle conduit le récit vers une sorte de trou théorique : cette histoire de double dans une république soviétique ressemble à un pastiche de roman d'espionnage écrit par un auteur des éditions de Minuit.


Ce sont donc les lettres qui emportent tout, donnant au dernier tiers du film une forme épistolaire de plus en plus littérale, dans laquelle Desplechin semble très à l'aise. On y retrouve les effets d'écriture de Comment je me suis disputé : le regard-caméra, la voix off envahissante, une sorte de littérature parlée. Paul et Esther, il faut en convenir, écrivent remarquablement, ils s'étourdissent de mots, leurs lettres pourraient presque figurer dans une anthologie de la littérature épistolaire, elles ont la beauté des lettres qu'on n'écrira jamais. C'est peut-être par là que le film sonne juste : en écrivant des lettres, Paul est passé à côté de son amour. Les lettres ont inventé une jeunesse et un amour rêvés, d'autant plus faciles à fantasmer qu'ils n'étaient, au fond, que des mots.


Le mélancolie qui gagne le film dans l'épilogue est alors moins celle du premier amour (Esther) que celle d'un pays perdu : les Arcadies – c'est le sous-titre de Trois souvenirs de ma jeunesse – n'ont existé qu'à travers les lettres. Pendant que Paul entretenait son mythe en écrivant, son cousin lui ravissait Esther. Dans l'une des plus belles scènes du film, les pages d'un livre s'envolent comme des feuilles mortes sous les pas d'Amalric : la langue perdue n'est pas celle de l'amour mais celle des lectures et des études. C'est le grec ancien. Et c'est cette langue que l'on entend dans la dernière scène, où le souvenir des études se mêle à celui d'Esther.


La fin de Trois souvenirs de ma jeunesse rappelle celle de Manhattan : lorsque Mariel Hemingway s'en va, le personnage de Woody Allen comprend qu'il a perdu ce qu'il avait de plus précieux. La conclusion du film de Desplechin est encore plus amère : du roman épistolaire rêvé par Paul Dedalus au temps de sa jeunesse studieuse, il ne reste que des feuilles mortes, qui s'envolent dans la nuit, comme les pages décollées d'un livre de grec.

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le 26 mai 2015

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