Lors de la première vision du film, et comme devant tous les Desplechin, j'en suis ressorti ému, très heureux. C'est l'effet que me font ses films : leur complexité, leur densité, leur énergie aussi, me rendent joyeux. Même quand il s'agit de se cracher sa haine à la gueule comme dans la plupart (et étrangement pas dans celui-ci), j'en sors totalement apaisé. Ce sont des films qui portent un lourd héritage, et qui ne font que se dérober. Qui bougent tout le temps, qui sont vivants, hybrides, composites, entre plusieurs âges, entre plusieurs vies, qui racontent des millions de choses, sur la famille, le conflit, le rapport à l'autre, à ce qu'on est et ce qu'on décide d'être.
Trois souvenirs de ma jeunesse est le film le moins théorique de Desplechin : plus de rapport distant au genre (le teen-movie pour cette fois), il fonce, avec une grande sincérité. Le film est en trois parties. Il faut quand même parler des deux premières parties, qui sont importantes. La première, plutôt courte, traite de l'enfance du héros. Très elliptique, on y voit apparaître la merveilleuse Françoise Lebrun, le rapport conflictuel à la figure maternelle, la naissance d'un personnage romanesque et torturé. S'ensuit la deuxième partie, "Russie", qui est pour moi la partie la plus enthousiasmante du film. Elle prend la forme d'un film d'action ou d'espionnage, au rythme trépidant. C'est le coeur du film, la séquence qui porte tous ses enjeux. Elle se termine comme un point d'interrogation, que la partie de l'histoire d'amour avec Esther fera résonner en creux : Paul, lors de son voyage, a transmis ses papiers et son identité à un homme. Il s'est dédoublé. Il apprend la mort de cet homme, on lui montre l'acte de décès. Desplechin se demande : qu'est-ce que c'est qu'être vivant ? Et plus largement : qu'est-ce qu'un individu ?
La suite présente des moments de grâce fulgurants (des moments d'amours, de jeu de regards, de dialogues inattendus) qui agissent comme des électrochocs d'une liberté folles, qui ne répondent jamais sommairement à la question centrale du film, mais au contraire, l'élargissent encore plus, la complexifient davantage. Au final, on ressort du film avec une incertitude magnifique : ce Paul Dedalus que l'on a suivi pendant deux heures, qui est-il, existe-il, est-il vraiment vivant, pour les autres et pour lui-même ? C'est un film sur la vie, qui s'interroge sur ce qu'est la vie : sur sa fébrilité, la solitude qu'elle convoque. On y voit des personnages qui décident comme des grands de ce qu'ils sont, qui décident de devenir romanesques pour se sentir vivant. Etre vivant, est-ce un acte, un geste, un élan, une décision, quelque chose qui crépite, qui pose des questions, qui surgit de nous même ou qui se pose comme une évidence ? C'est étrange la vie, c'est une étrange chose que de se sentir "être", et on le vois dans le phrasé, le corps, la projection sensible que se font d'eux mêmes ces si beaux personnages. Et c'est bien là que se situe l'ambition de Desplechin : non pas réduire, mais démultiplier toutes les possibilités qu'une vie, et donc un film, nous offrent à nous et à ses personnages.
Lors de la seconde vision du film, très intense, je me suis rendu compte que même si j'aimais le film, j'étais presque passé à côté. Passé à côté, notamment, du personnage d'Esther, de sa multiplicité. Plus le film avance, et plus le film la rend belle, complexe, profonde. Et finalement, ce qui est si beau, c'est que le personnage central de ce roman d'apprentissage n'est pas plus Paul qu'Esther, qui va enfin prendre le contrôle sur sa vie, le vie de Paul et la vie du film. Il y a quelque chose d'infiniment mystérieux dans cette transformation, que Desplechin orchestre avec une virtuosité habituelle, empruntant des chemins de traverse pour aller au cœur des sentiments, au cœur de la question que posait déjà Comment je me suis disputé... : qu'est-ce qu'exister, exister vraiment. Comme dans Comment... et son dernier mouvement sublime, c'est sur Esther que la caméra de Desplechin va finir par se recentrer, mais Lou Roy-Lecollinet développe ici une puissance de jeu autrement plus bouleversante et étrange que celle d'Emmanuelle Devos. A mesure qu'Esther, vampirisant le film, s'emplit de beauté, quelque chose grandit aussi sur son visage : un sentiment d'arrogance, une manière de regarder les autres, la tête un peu relevée, les yeux mi-clos. Et cette arrogance, elle est terrible et complexe, car elle est d'abord celle de l'adulte accomplie qui regarde la fin de son enfance, s'enorgueillant d'avoir commencé à exister – car l'existence a quelque chose d'une lutte acharnée, on lutte pour empêcher à l'être aimé d'exister à sa place (c'est d'une tristesse infinie). Mais cette arrogance, on la retrouve aussi parfois dans ce que les grands peintres arrivent à insuffler à leurs portraits ou les sculpteurs sur leurs statues : ce sentiment d'être désormais éternel, fixé sur la toile ou dans le marbre, et toisant les gens qui ne resteront que de passage. Et il y a tout ça dans le visage de l'actrice lorsqu'on la regarde et lorsqu'elle prend le contrôle du film. Ce sentiment de ne plus être volatile, d'être ancré dans une terre de cinéma, brisant le quatrième mur et scandant au spectateur son caractère exceptionnel. Ce mouvement qu'orchestre Desplechin autour d'elle a quelque chose de définitif – et c'est là que le film passe de la futilité adolescente au bouleversement.