J'aimerai avoir l’extrême complaisance que le site tout entier et mes éclaireurs eux même ont pour ce film.
Disons le tout franchement pour commencer, je n'aime pas l'homme Eastwood. Les libertariens à la sauce John Ford c'est bon pour les années 40. L'anarchisme individualiste très peu pour moi. Politiquement c'est du rien, moralement c'est con. Mais soulignons le aussi : j'aime le cinéaste Eastwood, et je défendrai sa filmographie en tant qu'acteur ou que réalisateur bec et ongles au moins jusqu'à Gran Torino. Indépendamment de ses opinions politiques, et même parfois pour ses opinions politiques, Dirty Harry est tout sauf le brûlot fachiste et sexyste que certains veulent y voir.
Eastwood a le plus souvent été impeccable dans son l'éthique. Le diptyque sur Iwo Jima est d'une intelligence certaine sur la question de la violence, de la mémoire, de la place de l'image filmée et tout plein d'autres choses. Il pose un bon nombre de questions : celle de la culture de guerre, celle du temps du soldat, celle du traumatisme et de la sortie de guerre, avec une acuité rare, et une pointe de regard critique qui n'est pas sans m'émoustiller. Bref, indépendamment de l'idéologie du réalisateur, qu'on retrouve à quelques détours, le film interroge, il est donc bien.
American Sniper ne fait rien de tout ça. American Sniper n'est pas subtil, American Sniper n'interroge pas. J'ai lu ça et là que derrière l'apparence de la propagande il y'avait un fond ironique qui faisait toute la beauté du film. On comprendrait peu à peu que les personnages sont tous fous, malades du désert, que la guerre aliène les esprits, qu'aller se battre au milieu de nul part c'était vraiment une connerie. C'est une position que j'entends, que j'aimerai pouvoir soutenir - Dieu que j'aimerai - et que pourtant je réfute.
La subtilité de Clint Eastwood dans le diptyque sur Iwo Jima se voit dans la confrontation à cet "autre" que la situation veut que je tue. Cet autre dont John Bradley croise le regard implorant alors qu'il vient de lui planter un couteau dans le coeur, et qui le rend responsable. Cet autre dont la bestialité et l'altérité, justement, est remise en cause par un lettre maternelle. Cet autre que chacun est tout simplement amené à voir en miroir, parce qu'il y a diptyque. Dans American Sniper il n'y a pas de figure de l'autre en question, il n'y a que l'axe du mal, ses collaborateurs, tous plus ou moins avide d'argent et de violence.
La subtilité de Clint Eastwood dans le diptyque sur Iwo Jima se voit dans la trace que laisse la guerre dans les esprits individuels comme dans la mémoire collective. La marque laissée par l'état de violence constant est ineffaçable, elle gouverne le comportement de John Bradley toute sa vie durant, elle traumatise la société dans sa totalité, et pour en sortir il y a, peut être, le film, l'image, et la mémoire. Dans American Sniper le traumatisme n'existe que tant qu'il est nié, une fois pris en charge, le temps d'un fondu enchaîné, les problèmes sont réglés.
La subtilité de Clint Eastwood dans le diptyque sur Iwo Jima se voit dans la réflexion sur l'histoire officielle et sur les moyens de transmissions, individuels, collectifs, oraux et écrits, qui gouvernent la façon de raconter cette histoire. Comment se forme le mythe, comment se fait l'oubli, quelle place pour l'oralité et la microhistoire ? Autant de questions que posent justement les deux films réalisés en 2005 et 2006. En 2015 par contre, l'histoire est un bloc, elle est unique, elle est cette photo de Joe Rosenthal, et la levée de bonds qui va avec.
La légende veut que John Ford, qui n'est pas l'homme le plus à gauche que je connaisse, ait un jour dit à Cecil B. DeMille qu'il avait des qualités de réalisation indéniables, mais que son discours idéologiques était franchement lourd. Mon cher Clint, tu viens de franchir définitivement la frontière de l'abject. Je t'aime tout de même, vieux papyrus que tu es, après tout on n'écoute plus vraiment ce que tu as a dire de toute façon, la relique se suffit à elle même.