Disponible depuis le 18/02/2015 sur les écrans français, le film American Sniper retrace la carrière militaire désormais célèbre du sniper américain le plus efficace de l’histoire avec près de 160 victimes confirmées. En signant une nouvelle épopée guerrière, Clint Eastwood relance l’éternel débat de la représentation au cinéma des conflits menés par les Etats-Unis, mais suscite aussi un retour d’une controverse pourtant inhérente à l’Amérique post-Vietnam : celle du traitement des vétérans à l’issue des nombreux conflits de l’ère moderne.
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Juché au sommet d’un bâtiment en ruine, un soldat – Bradley Cooper, nominé aux Oscars – couvre patiemment la progression d’un convoi militaire américain au sein d’une énième ville brisée par les combats. Couvert d’un attirail impressionnant, l’œil rivé à la lunette de son fusil, le sniper américain fait passer sa mire d’un toit à l’autre, d’une fenêtre à la suivante, guettant l’ombre d’un insurgé, la silhouette élancée d’une arme, la gueule sombre d’un lance-roquette. La lunette, pourtant, trébuche d’abord sur une femme confiant une arme à son enfant, une arme qui arrache à ces deux personnes le statut de civil. Dès lors, la sentence tombe dans l’oreillette du soldat, énoncé pragmatiquement par la voix lointaine d’un quelconque officier supérieur : vous avez l’autorisation de tirer. Quelques minutes suffisent ainsi à distiller les grands thèmes du film : la dénonciation d’une guerre abolissant la différence entre civils et soldats, celle, plus diffuse, de l’aliénation du tireur d’élite condamné à obéir aux ordres d’un supérieur inconnu. Le montage, pourtant, fait passer le spectateur de cette scène de guerre à celle, plus intime, d’une scène de chasse au cours de laquelle Chris Kyle abat un cerf. La référence discrète au film The Deer Hunter – Voyage au Bout de l'Enfer, dans sa version française – frappe le spectateur attentif comme une maladroite preuve de bonne foi : American Sniper n’évoquera jamais la prose manichéenne du vrai Chris Kyle, du pourfendeur de « gauchistes d’Hollywood » et des « sauvages » d’Irak, du soldat d’élite qui se rêvait croisé moderne et répondait à ceux qui lui demandaient quels acteurs conviendraient pour son rôle par les noms de Chuck Norris ou Ronald Reagan. Mais en faisant le choix de ne pas dénoncer, relayer ou soutenir les propos du vrai sniper américain, American Sniper pose pourtant une question éthique inévitable : n’est-il pas malhonnête de réaliser la biographie d’un soldat américain en réduisant sa vie à ses tirs et en passant sous silence ses propos les plus scabreux ? La malhonnêteté d’un tel procédé peut-elle seulement s’expliquer par la volonté de partager le récit d’un combattant d’excellence ?
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« Nous avons conçu le film comme un western classique, » affirme en réponse l’acteur Bradley Cooper. Et d’ajouter : « Il y a un tireur et un autre tireur ennemi face à lui. Il y a le duel final […] il y a le sable, des ballots d'herbe sauvage qui traversent la rue principale, avec le sifflement du vent dans les oreilles. » L’affirmation éclaire American Sniper d’une nouvelle lumière, mais ne dissipe pas l’inconfort suscité par le traitement incomplet de la personnalité de Chris Kyle. Pire, elle suscite de nouvelles interrogations : en mettant en parallèle le duel entre le sniper américain et un homologue syrien – qui dans le film, combat autant pour les milices chiites que pour les insurgés sunnites, ne dit jamais un mot et ne laisse pas paraitre la moindre émotion – et celui de deux cow-boys, deux pistoleros, Bradley Cooper oublie-t-il que les principaux westerns auxquels Clint Eastwood prit part, de Pale Rider à Pour Quelques Dollars de Plus en passant par Le Bon, la Brute et le Truand mettent en scène le duel entre un personnage positif, romantique, séduisant, et un adversaire sombre, violent, malhonnête. Dès lors, le sous-entendu est plus que maladroit : il réduit le combattant oriental à un tireur barbare et vindicatif et le soldat occidental à un personnage dont la violence serait à la fois juste et légitime, une simplification grossière et malhonnête des conflits moyen-orientaux et a fortiori du conflit irakien. Clint Eastwood, confronté aux mêmes interrogations de la presse étasunienne, réaffirme ce qu’il considère comme étant le but premier d’American Sniper : dénoncer la façon dont l’Amérique traite ses vétérans, un thème inhérent au cinéma d’outre-Atlantique. Une scène illustre plus particulièrement cette volonté du réalisateur américain : Chris Kyle, revenu en Irak pour une énième mission, dispose en sa qualité de soldat d’élite d’un accueil individualisé. Il croise sur le tarmac une colonne silencieuse et impersonnelle de marines aux visages que la caméra évite sciemment et reconnait, dans cet amas de fantassins celui de son frère. Le contraste est saisissant, entre le sniper américain souriant, confiant, heureux de retrouver son élément, et le marine ployant sous le poids du barda, le visage recouvert de crasse, bredouillant simplement comme une excuse sa fatigue et sa lassitude. L’ambition est louable et animait déjà de nombreux films américains, de l’excellent Taxi Driver de Martin Scorsese au plus récent Jarhead de Sam Mendes, qui dénonçait avec virulence l’aliénation du combattant américain qui, une fois retiré du théâtre d’opération, souffrait d’avoir été essentialisé à sa condition de soldat, mais si l’idée était bel et bien de souligner cet état de fait pour mieux le dénoncer, d’insister sur la souffrance du troupier condamné à participer à une guerre par quelques états bellicistes, pourquoi choisir de faire d’un homme dont on sait qu’il fut toujours ravi de revenir au combat le personnage principal d’une épopée militaire se rêvant pacifiste ? Pourquoi ne pas avoir, comme Martin Scorsese, Francis Ford Coppola ou Sam Mendes, fait le choix d’une histoire fictive – et donc malléable – où la licence poétique n’aurait pas l’ambiguïté d’un mensonge amer ?
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La probable vérité est qu’en adaptant au cinéma l’autobiographie du sniper américain Chris Kyle, dont les exploits militaires impressionnants sont vérifiables et vérifiées, mais dont les « exploits » en temps de paix – il se vantait, entre autres, d’avoir abattu des pillards durant l’Ouragan Katrina et des voleurs ayant tenté de dérober son véhicule, deux histoires dont la véracité fut remise en doute – étaient plus discutables, et en tentant de faire de ce récit une grande épopée pacifiste, voir antimilitariste, Clint Eastwood tente un grand écart entre une Amérique encore loin d’être critique à l’égard de l’engagement étasunien au Moyen-Orient, principalement rurale et conservatrice, et celle, encore minoritaire, qui ne voit dans le conflit irakien qu’un bourbier innommable, une erreur historique, une invasion inique. Mais un tel grand écart est-il seulement possible ? Comment peut-on, après avoir visionné deux heures de pellicule célébrant le talent inouï d’un tireur américain dont on sait qu’il considérait Green Zone du réalisateur Paul Greengrass comme une œuvre de « gauchistes » trahissant les soldats américains être tenté de penser que cette œuvre comporte un réel et sincère propos pacifiste, voir antimilitariste ? American Sniper aurait pu être le récit de l’engagement d’un tireur d’élite lambda, confronté à un adversaire talentueux et tenace, alter-ego servant à mieux souligner comment un conflit militaire corrompt la vie civile, qui souffrirait de ne plus voir sa famille et dont le spectateur ne pourrait que constater l’addiction à un devoir de violence. American Sniper aurait pu être le récit honnête et complet de la vie du vrai Chris Kyle, un soldat talentueux aux propos controversés et polémiques dont la seule présence suffisait à rassurer de pelotons entiers de marines et dont l’adresse au tir était légendaire. Mais Clint Eastwood voulait qu’American Sniper soit les deux à la fois, une volonté qui le conduit aussi bien à mentir à l’afficionado de Chris Kyle qu’au spectateur désireux de parcourir une œuvre dénonçant l’engagement des Etats-Unis en Irak et le traitement de ses vétérans. Un film agréable, comme un mensonge peut l’être.