C'est rare. Les vieux, je parle des vrais vieux, ceux qui marchent et parlent doucement, diminués; pas les fringants seniors vivant des débuts de retraite dorés dans des hôtels à travers le monde; les octogénaires marqués par le temps dont Brel disait que leur monde est devenu trop petit ("du lit au fauteuil et puis du lit au lit"), ces vieux-là se font rares au cinéma.
Je ne me souviens guère que d'"Une histoire vraie" de Lynch, pour aborder le sujet si frontalement et d'en faire son personnage principal.
Alors, on peut regretter que ce couple encore joyeux soit, sans doute par facilité scénaristique, un couple plus qu'aisé financièrement, vivant la vie parisienne de semi-luxe. Cela ôte à son authenticité et à l'identification, d'autant plus par les temps qui courent qui sont cruels aux personnes âgées comme aux autres.
Passons.
Lorsque la femme est victime d'une attaque, leur vie va être bouleversée.
C'est un peu comme s'ils s'attendaient l'un et l'autre à leur fin prochaine, comme s'ils l'avaient un peu prévu, mais pas de cette manière-là. Pas dans cette descente aux enfers qui voit ce personnage perdre le contrôle de son corps, puis petit à petit celui de son esprit.
"Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère. Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer". C'est encore Brel, dont la chanson n'a bien heureusement aucune intervention dans le film, trop évidente, mais qui le représente si bien. Non, ici, de bande-son, il faudra se contenter de Schubert, par petites touches (de piano) et d'un brin de Beethoven. Le couple est musicien, mais la musique ne leur semble plus qu'un lointain souvenir, à présent que le combat pour une fin décente a commencé.
Et le combat semble perdu d'avance, et la déchéance est crue, froide, très violente psychologiquement et parfois insupportable à regarder. Haneke filme sans impasse les soins à personne dépendante, sans impudeur mais sans impasse, ainsi que ses à-côtés (effrayante scène du renvoi d'une aide de vie qui ne réalise même pas l'inhumanité qu'elle met dans son travail). C'est un hommage à ceux sur qui ça tombe, les victimes et ceux qui restent contre vents et marées à leur chevet, ceux qui veulent rester debout face à ceux qui tombent.
Haneke ne cède à aucun effet, à aucune prétention de réalisateur. Le sujet eût pu partir dans maintes directions lyriques, tragiques, être le prétexte à des démonstrations en tout genre. Mais Haneke applique une rigueur constante à chaque moment de cette fresque de la fin, y compris dans ses rares échappées plus imaginaires ou "fantasques" : elles surprennent mais pas dans leur forme qui ne dénotent pas. Ce sont des simples moments inattendus.
Le scénario, impeccable, est plus à la peine du côté des dialogues, parfois ampoulés, compassés, froids. Est-ce par volonté de dépeindre ce milieu bourgeois ? Cela sonne à quelques moments bien peu naturel quoiqu'il en soit. D'ailleurs, Emmanuelle Riva y applique un parler théâtral particulier, un peu aérien, auquel il faut s'habituer. Cela dit, son interprétation, à mesure que son personnage se perd dans les méandres de la dégénérescence, prend un poids considérable et elle y amène une humanité effarante, comme portant sur elle le poids de tous les malades du monde. Du travail très délicat, très risqué, effectué avec brio.
Et il y a Trintignant... C'est à rester sans voix. Un des plus grands acteurs français trouve ici un rôle à sa pleine mesure, sobre dans la tempête, simple et si profond, affable et soudain cruel, comme si sa patience implacable de façade se fissurait en un clin d'oeil. De son corps las et diminué à sa voix merveilleuse, il est entièrement acquis à chaque instant, à chaque plan, une forteresse édifiée en un personnage, un vécu écrasant qui transparaît, une guerre intérieure et physique qu'il démontre à peine mais qui se ressent si fort. Il est inoubliable.
Alors, qu'on se le dise, ceci n'est en aucun cas un moment joyeux de cinéma. Il ne s'interdit pas la lumière, mais c'est un requiem, un impromptu en mode mineur. En d'autres termes, il n'est pas à recommander lors d'épisodes de moral en berne, car il est saisissant d'émotions et éprouvant, psychologiquement.
Mais il est captivant, de bout en bout. Universel comme une fable, et terrassant comme une tragédie.