Le film est magnifique, c'est sûr. D'un ton très particulier, très personnel. La photographie est spéciale, elle frappe d'emblée : beaucoup de clairs-obscurs, de contre-jours, d'ombres chinoises, la caméra souvent très proche des personnages et, dans le cas d'un dialogue, filmant les deux personnages à la fois tout en leur gardant autant que possible un environnement, un arrière-plan souvent flouté vers le gris mais présent et jouant son rôle. La musique est utilisée avec parcimonie mais quand elle intervient, elle frappe par sa beauté et sa délicatesse ; deux thèmes principaux sont utilisés en alternance et ce n'est qu'à la toute fin du métrage (et que défile le générique) qu'elle prend de l'ampleur et de la force.
C'est un film choral mais il y a quatre personnages principaux : deux jeunes hommes, plutôt un ado (Wei Bu) et un jeune adulte (Yu Cheng) qui, pendant une longue partie du film, ne savent pas que les circonstances (le "destin") les ont rendus antagonistes, une jeune femme (Huang Ling) qui est normalement la petite amie de l'ado mais qui sera attirée par un des maîtres de l'école que Wei Bu et elle fréquentent, et enfin un grand père (Wang Jin) qui partage son appartement avec son fils, sa belle-fille (et leur fille, sa petite-fille) et que ceux-ci cherchent à convaincre d'entrer dans une maison de retraite (un terrifiant mouroir), pour leur laisser son appart (ben voyons).
Le meilleur ami de Wei Bu (l'ado) est accusé du vol du portable du frère de Yu Cheng (le jeune homme) et cette accusation est le point de départ du fil principal de l'histoire, même si chacun des quatre personnages principaux a son propre fil d'histoire.
Les acteurs personnifiant ces quatre personnages sont remarquables tous les quatre avec, peut-être selon moi, une mention particulière pour les deux jouant Wei Bu et Yu Cheng ; mais une dizaine d'autres au moins les entourent qui sont très bons eux aussi, même s'ils ont moins de présence à l'écran.
Le rythme du film est très particulier. La caméra s'attarde incroyablement sur les personnages, nous familiarise extraordinairement avec eux (pardon de ce ton hyperbolique mais c'est mon ressenti), capture leurs expressions les plus fines, jusqu'aux mouvements des mèches de cheveux, filme quasiment leur âme. Cette lenteur extrême m'a surtout frappé au début du film, un peu comme si les personnages étaient englués dans une énorme toile d'araignée grisâtre et que la maîtresse des lieux prenait tout son temps pour venir les dévorer un à un. Aussi, quand certains cuts ou ellipses interviennent dans l'histoire, on les remarque d'autant plus (je pense notamment à une scène où l'un des personnages secondaires dirige le revolver vers lui pour se suicider et quand on entend le coup de feu, on est déjà dans la scène suivante avec le grand père qui va acheter des billets de train pour aller voir le fameux éléphant qui a décidé de rester imperturbablement assis une fois pour toutes (en Extrême-Orient, l'éléphant symbolise la sagesse autant que la puissance).


Au sortir de la projection, je voulais titrer ma critique : "Chine : dernier lieu où l'on pense", et puis j'ai craint qu'on ne me prenne pour quelque néo-maoïste ou sinophile acharné. En tout cas, oui, le film fait réfléchir, est un réquisitoire terrible non seulement contre la Chine et la majorité des Chinois, mais contre la planète Terre et les hommes qui la peuplent en général.
Les images du film sont à la fois très belles, éclairées de façon très spéciale et pourtant elles montrent souvent, quand elles ne sont pas quasi obscures, des choses très laides, des dépotoirs d'ordures en plein air, en pleine ville, par ex. en contrebas d'un pont (ce qui fait aussi que cette ville de Chine du Sud pue, au point qu'on ne peut ouvrir les fenêtres des appartements pour les aérer sous peine d'être envahis par cette puanteur fétide et ces odeurs de poubelle). On voit et entend de vieux trains bringuebalants. En "arrière-plan sonore" et presque en permanence : des klaxons discordants, un enfer de bruits divers. Les gens sont odieux, violents les uns avec les autres, méchants, haineux, médisants, prennent plaisir à détruire autrui (en le photographiant dans des positions dégradantes, en balançant sur le Net des vidéos compromettantes, etc.). D'autres sont des voleurs patentés, profitent de la naïveté ou de la faiblesse de ceux qui leur tombent sous la main. Le film est clairement l'expression d'un désespoir (il y a des phrases comme : "Et qu'est-ce que ça change d'être utile à quelque chose ?"), d'un dégoût de l'humanité et de notre niveau de civilisation et en même temps, les jeunes gens ne s'avouent pas vaincus, ils luttent, réagissent, parfois de façon hyper-définitive et inattendue (je pense notamment, vers les 3/4 du film, aux deux minutes qui suffisent à la jeune Huang Ling pour débarrasser sa mère de deux... "chieurs" rageux, on va dire ça comme ça).


Le film est d'une telle richesse (il aborde tous les aspects de notre vie : de l'adolescence dépendante, pure, naïve, absolue, jusqu'à la vieillesse dépendante, souvent brisée, résignée, tragique), d'un tel pessimisme, d'une telle vie (c'est un film fait par un jeune mec, ça se sent) !
Alors, les uns parlent de "monument" (eu égard à l'inhabituelle durée du film ?), les autres de "labyrinthe", d'autres encore, bien sûr, de "chef d'oeuvre" et... pour moi c'en est un, évidemment. Comment résumer tout ça ?
Violence. Haine. Égoïsme et mépris d'autrui. Fureur. Pureté. Noblesse. Désespoir... les comportements les plus nobles (prendre la défense d'un ami qu'on croit injustement attaqué) finissant par vous mettre au ban de la société.
Et quelle arme employer pour se défendre de la laideur, méchanceté, petitesse ambiantes, sinon l'humour ? Le film finit donc sur un pachydermique pied de nez... auditif.


Hu Bo, le jeune (29 ans) scénariste, réalisateur et monteur du film, s'est suicidé quelques dizaines de jours après en avoir fini la postproduction (du fait, peut-être, d'un conflit avec ses producteurs).
An Elephant Sitting Still restera donc son unique long métrage.
C'est un film noir (d'inspiration et d'images) mais plein de vie, magnifique, différent, désespéré. Un des plus beaux films chinois qu'il m'ait été donné de voir. Je ne l'oublierai pas.

Fleming

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