Perdre au jeu
La première partie du film me paraît assez extraordinaire. Une balle qui tombe d'un escalier, un chien qui descend pour la ramasser. Un entretien audio entre une écrivaine et une jeune thésarde...
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le 31 août 2023
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Dans un châlet des Alpes, Sandra Voyter, écrivaine (Sandra Hüller, brillantissime), reçoit une étudiante (Camille Rutherford) venue l’interviewer. Alors que la discussion prend un tour amical, une musique très forte coupe la conversation, la reportant à plus tard. C’est le mari de Sandra (Samuel Theis) qui travaille à l’étage au-dessus et s’ingénie à lui pourrir la vie tant qu’il le peut. Daniel (Milo Machado Graner, impressionnante révélation du film), le fils malvoyant de Sandra et Samuel, lassé de cette guerre larvée entre ses parents, décide alors de prendre congé, en même temps que leur visiteuse. Lorsqu’il revient, il manque de buter sur un cadavre, celui de son père… Débute alors le procès de Sandra, un procès où Daniel découvrira bon nombre de vérités sur un couple brisé qu’il croyait pourtant connaître de l’intérieur.
Il est certains films dont il faut savoir dépasser le marketing et tout ce qui les entoure pour avoir envie de les voir. Sans conteste, Anatomie d’une chute est de ceux-là, en tous cas, pour l’auteur de ces lignes. Entre une affiche sans identité, une bande-annonce presque aussi aléatoire, l’étiquette « Palme d’or », le spectre omniprésent du wokisme et un discours aussi bête qu’inoffensif (qui n'avait toutefois rien de la "polémique" qu'une extrême-droite non moins bête a cru bon de souligner) de la part de la réalisatrice à Cannes, c’est peu dire que je n’avais pas très envie de me déplacer jusqu’en salles pour voir ce qui m’avait tout l’air d’un pétard mouillé. Dieu merci, certains de mes abonnés/éclaireurs qui veillent toujours au grain m’ont empêché de passer à côté de cette pépite, et je ne les en remercierai jamais assez !
Ainsi, le film est aux antipodes de son marketing, et c’est la meilleure de ses surprises. Au lieu du film d’auteur ennuyeux qu’on pouvait redouter, Justine Triet nous offre tout l’inverse : un film de procès soigneusement écrit, rigoureusement monté, brillamment interprété. Comme dans les trois précédentes œuvres de Triet, bonnes comme mauvaise, la première qualité qui saute aux yeux est en effet la qualité de l’interprétation. Exit Virginie Efira, la muse inspirée de Victoria et Sibyl, place à Sandra Hüller. Et malgré l’amour inconditionnel que l’on porte à Efira, force est de reconnaître que nulle autre que Hüller n’aurait pu mieux incarner le personnage créé par la réalisatrice/scénariste et son compagnon Arthur Harari.
L’actrice allemande brille de mille feux, comme déjà, elle détonnait dans Sibyl. Aux antipodes de la réalisatrice volcanique du film précédent de Triet, elle incarne ici une femme beaucoup plus douce, paisible et innocente (tout au moins dans les apparences), à la personnalité complexe. Mais si Sandra Hüller éblouit, il faut admettre qu’elle n’est pas la seule, Justine Triet se révélant toujours plus une formidable directrice d’acteurs, et les seconds rôles ne sont pas en reste. Ainsi, le jeune Milo Machado Graner est absolument formidable dans la peau du fils de Sandra Voyter, soumis au doute et à la perversité des souvenirs. Il ne le cède en rien au non moins excellent Swann Arlaud, dont la prestation frôle également la perfection à travers cet avocat sincère mais pas toujours adroit. Il faudrait mentionner tous les acteurs, mais ces trois-là dominent un casting parfaitement composé, où tout le monde est à sa place.
Si les acteurs éblouissent autant par leur talent, c’est aussi parce qu’ils savent mieux qu’aucun autre mettre en avant la complexité et la subtilité d’écriture introduite par Triet et Harari dans leur scénario. Il faut dire qu’Anatomie d’une chute est de loin l’œuvre la plus aboutie de sa réalisatrice. Il est d’ailleurs amusant d’observer le parcours qui sépare La Bataille de Solférino d’Anatomie d’une chute. Alors que le premier insupportait par des dialogues artificiels au possible, où Justine Triet se complaisait dans un boboïsme insoutenable, Victoria apportait déjà une plus grande subtilité au milieu d’un marasme de dialogues encore mal dégrossis. Sibyl, lui, rompait enfin avec la manie des dialogues bavards pour aller bien plus rapidement au but, et ainsi mieux mettre en valeur la très belle réflexion qui le sous-tendait.
Avec Anatomie d’une chute, finie les grandes dissertations des personnages sur la vie, l’amour, la mort, le sexe. Bien sûr, ces thèmes sont plus présents que jamais, mais ils sont plus discrets et donc bien plus forts. Le recours au film de prétoire n’y est d’ailleurs pas étranger, car il permet d’aborder ces thèmes sous un angle beaucoup plus froid, précis et chirurgical. Il ne s’agit pas de savoir ici s’il est moral – ou tout au moins considéré comme tel par la société – de se suicider, d’être dépressif ou bisexuel ou encore de projeter sa propre vie dans un roman. Il s’agit simplement de savoir que dans la société, on se suicide, on se lie, on se délie, on baise qui on veut ou on s’abstient, et c’est tout. A chacun d’en tirer les conclusions qu’il veut. Si ces conclusions sont (forcément) suggérées par la mise en scène et l’écriture de Triet et Harari, reconnaissons au film sa belle capacité à se rapprocher le plus possible d’une forme d’objectivité et d’impartialité, bien qu’on soit conscient que ces deux états sont inatteignables à quelque œuvre d’art que ce soit.
C’est là qu’on reconnaît la patte Triet, dans cette volonté de ne jamais enfermer ses personnages dans des cases. Ainsi, Sandra Voyter suscite très rapidement l’empathie du spectateur (d’abord grâce au talent de son interprète), mais elle apparaît par moments plus froide et plus antipathique, là où le scénario humanise un mari que l’on imaginait jusque-là manipulateur au possible. En témoigne cette impressionnante scène de dispute où les rôles sont systématiquement brouillés par les répliques de l’un ou de l’autre, révélant un époux plus torturé qu’il n’y paraît et une épouse insensible au mal-être de celui qu’elle aime pourtant (apparemment) sincèrement. Le scénario brouille sans cesse les cartes, non dans un souci de faire passer l’un pour le gentil, puis la scène d’après pour le méchant avant de le faire redevenir gentil, mais bien plutôt pour nous immiscer dans la peau de ces juges et surtout jurés (quasi-invisibles pendant le film, étant tout aussi spectateurs que nous) qui n’ont aucun moyen de déterminer de quel côté se trouve la vérité.
En effet, la voilà, la grande oubliée, comme dans bon nombre de procès aujourd’hui : la vérité. Parfois, on la cache, parfois, on ne peut tout simplement pas la trouver. Ici, impossible de savoir par qui, par quoi, et tout simplement où elle est cachée. Et c’est là que le film touche peut-être à son aspect le plus beau. Car en effet, Justine Triet n’utilise le film de procès que pour continuer la réflexion déjà entamée avec Victoria et brillamment poursuivie dans Sibyl : l’entremêlement de la fiction et de la réalité. Quel rapport l’une et l’autre entretiennent-elles ? Laquelle influence laquelle ? La fiction doit-elle refléter la réalité ? Le peut-elle ? Et si oui, doit-elle être prise comme le miroir fidèle de la réalité ?
C’est dans ces moments qu’Anatomie d’une chute confine au sublime. Dans ces débats entre l’avocat général et les avocats de l’accusée, se battant autour d’un récit de fiction écrit par Sandra Voyter, et qui, selon l’un, doit être pris en compte comme le reflet d’un esprit meurtrier et malade, et selon les autres, ne doit pas entrer dans le procès de quelque manière que ce soit. Là se trouve la réflexion profonde de Justine Triet, et elle nous en offre une nouvelle variation impressionnante par sa capacité à toucher sa problématique en plein cœur. Illustrant à merveille la préface du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde (texte que vous pourrez retrouver en intégralité dans ma présentation de profil), la réalisatrice réussit à offrir au spectateur un magnifique support de réflexion qu’elle aiguille le moins possible.
Les gens de gauche crieront au génie face à cette magnifique défense de la liberté dans un pays de plus en plus gangrené par l’autoritarisme et la pression sociale. Les gens de droite crieront à la propagande woke et à la destruction des valeurs fondatrices de la société. Les gens du centre ne diront rien, comme d’habitude. Et celui qui vous parle, pour une fois, ne convoquera pas ici ses idées politiques, car elles n’auraient rien à y faire. Car là où Justine Triet a eu l’intelligence de ne pas convoquer de discours politique, il serait déplorable de vouloir en coller un tout fait (et c’est pourtant ce que j’avais déjà commencé à faire avant même de voir le film…) donc forcément inadapté.
Ainsi, Anatomie d’une chute est la dissection froide et méthodique d’un couple brisé. Mais bien au-delà, c’est aussi (voire avant tout) la dissection d’une société complètement éclatée. Une société dans laquelle plus personne n’a de repères, et où un enfant de 11 ans n’a aucun moyen de savoir à qui se fier. Une société dans laquelle on s’attache et on se détache au détriment de tout ce qui fonde un amour durable. Une société dans laquelle la vérité est reléguée au même rang que l’opinion du premier quidam venu. Et au lieu d’analyser les rouages d’une justice déviante comme on aurait pu s’y attendre, Justine Triet épargne complètement le milieu judiciaire (ici, tout le monde fait bien son boulot) pour préférer montrer les failles d’une société qui n’arrive plus à recoller les morceaux. Libre à chacun de prendre tel ou tel morceau pour lui, la réalisatrice nous tend à tous un miroir pas du tout déformant pour que l’on commence à voir ce qui ne va pas.
Pour ce faire, Justine Triet a recours à des trésors de mise en scène. Ne perdant jamais la belle pudeur qu’elle instaure du début à la fin, elle entre au plus profond de l’âme de ses personnages, tout en douceur et en délicatesse. Lorsqu’elle nous montre une dispute de couple qui dégénère, elle ôte sa caméra au moment où elle éclate pour se concentrer sur les visages de ceux qui l’ont vécue et de ceux qui la découvrent pour la première fois. Variant souvent les points de vue, la réalisatrice nous abaisse régulièrement au niveau du regard d’un chien (gimmick habituel de son cinéma) comme elle adopte avec beaucoup d’aisance celui d’un enfant égaré dans ses souvenirs et qui ne voit pas ses interlocuteurs (le fabuleux plan qui tourne autour du visage de Daniel selon celui qui lui parle).
C’est dans ces moments qu’on peut juger à quel point la réalisatrice est définitivement sortie de sa chrysalide et est entrée dans sa période de maturité pour nous offrir un des films de procès les plus maîtrisés qu’on ait vus.
Peut-être lui fait-on trop d’honneur, mais il se pourrait bien, si la réalisatrice continue sur sa lancée, que Justine Triet devienne prochainement la digne héritière de Billy Wilder, Alfred Hitchcock ou Woody Allen. Rien que ça.
C’est en tous cas tout le mal qu’on peut lui souhaiter.
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le 4 sept. 2023
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