Perdre au jeu
La première partie du film me paraît assez extraordinaire. Une balle qui tombe d'un escalier, un chien qui descend pour la ramasser. Un entretien audio entre une écrivaine et une jeune thésarde...
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le 31 août 2023
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L’anatomie d’une chute c’est la dissection du corps. Au propre comme au figuré. Le corps humain, le corps social, le corps politique, le corps judiciaire. Autant d'acteurs de cette histoire, de ce récit, centré autour de la mort d'un homme, Samuel, tombé d'un balcon, l'histoire d'une chute. S'est-il suicidé, a-t-il été tué par sa femme, Sandra (Sandra Huller, époustouflante d'ambiguïté) ? La réponse, qui demeurera de bout en bout mystérieuse, indécise, n'est peut-être pas le plus important du film.
Le plus important réside dans une des phrases introductives, énoncée par la femme du défunt époux : parler de la vie des gens. Justine Triet a fait des documentaires, c'est donc sa marque de fabrique. Et en effet les thématiques du film : le couple, le deuil, le travail, nous y sommes tous confrontés et plus encore, nous sommes juges et jugés sur ces questions, contrôlés, questionnés sur la conformité de nos choix et de nos vies.
En cela le film de Justine Triet est très camusien. Le procès de cette femme accusée de meurtre, c'est notre procès, de nos non-dits, de notre intimité, disséquée, étalée au grand jour, la justice déballant la vie de ce couple, de cette famille, dont on ne sait rien et que l'on pénètre sans pudeur, petit à petit, au cour du procès, procès dont nous devenons les jurés, à grand renfort de convictions, échaffaudant notre petit scénario. Le moindre comportement étranger, le moindre doute est une preuve accablante. Tout devient débat et explications, jusqu'au fait de dormir avec ou non son époux, de boire ou non un verre de vin.
L'accusée a la malchance, en plus, d'être écrivain. Il n'en faut pas plus pour que l'avocat général mais aussi ses propres avocats en fassent des analyses afin de trouver la vérité qui aurait été prophétiquement annoncée dans les précédents romans. Et nous faisons de même. En filigrane, bien entendu, la cinéaste glisse quelques considérations sur la littérature, sorte de mise en abime de son propre scénario, écrit avec Arthur Harari, d'une manière particulièrement subtile.
Là où le film est remarquable, c'est que la chute décrite est absolument ambiguë. Aucune thèse ne semble prendre le dessus sur l'autre. Le suicide est tout aussi valable que le meurtre comme le montrent deux experts appelés à la barre qui tiennent chacun une hypothèse inverse. Nous oscillons ainsi, comme les acteurs du procès, d'un sentiment à l'autre. La femme estime que son mari était dépressif, le psychiatre le dément. Le fils doutait de sa mère, jusqu'à ce qu'il se remémore la tristesse de son père, et ainsi de suite.
A ce titre, la scène d'introduction a ceci de fort qu'elle instaure le malaise qui dès lors ne nous quittera plus. Alors que Sandra reçoit une étudiante au sujet de son dernier livre, une musique assourdissante interrompt l'entretien entre les deux femmes. On comprend en filigrane que c'est le mari. On comprend ensuite que c'est pour lui nuire, parce que le mari est jaloux de la carrière de sa femme et qu'il estime qu'elle délaisse son couple et sa famille, ce que l'on comprend au fur et à mesure, comme si on se plongeait dans le dossier du procès à venir. Mais cette musique très forte a pu aussi être un leurre pour se suicider, sans que personne n'entende rien et qui plus est, cela apparait être dans ses habitudes.
Quoi qu'il en soit c'est un trouble qui est jeté et qui s'ajoute aux autres éléments troublants, que ce soit la révélation d'une vie maritale dissolue, étalée en place publique, sur les chaines d'information, que ce soit les erreurs du fils, aveugle. On le voit d'ailleurs, l'accusée mais aussi les témoins, le fils notamment, sont comme écrasés par cette immense machine dont le film parvient à nous donner les clés, expliquant sans explications le rôle de chaque protagoniste, du juge à l'avocat, du contrôleur de justice au directeur d'enquêtes. Les ambiguïtés, les contradictions se multiplient. Est-ce l'accusée qui ment ? Est-ce le fils, le témoin, qui se trompe ? Est-ce la justice qui pousse à cette logique ? Au fond, ce qu'on reproche à l'Etranger de Camus c'est d'être étrange, plus encore que le meurtre. Ici, chaque étrangeté de cette femme, un peu froide, un peu rêche, il est vrai, pudique aussi, la barrière de la langue l'illustrant ; cela le lui saura reproché, au centuple. Mais là où la justice est terrible, c'est que même la victime est disséquée. L'avocat de l'accusée allant jusqu'à le traiter de rater, là où sa femme a réussi : autant de vérités, de contre vérités, d'opinions que jamais la justice ne pourra pleinement réconcilier. Le point d'acmé étant lorsque c'est le propre fils du couple qui devient le coeur du débat puisqu'aveugle depuis un accident, son père en a été accusé par sa femme, un déchirement insoutenable pour le petit garçon qui insiste pour assister au procès.
Une scène est par ailleurs remarquable, la reconstitution de dispute du couple, la veille de la mort du mari. Commençant par un enregistrement en salle d'audience, elle finit retranscrite à l'écran. D'une rare intensité, tout en anglais, le film étant totalement bilingue, on voit l'anatomie d'une chute, celle d'un couple. Le couple débute par une banale conversation, puis on comprend que le mari reproche à sa femme de ne penser qu'à sa carrière, qu'en filigrane, il ne peut pas penser à la sienne, occupé par son enfant aveugle, occupé par la maison. Pire, elle le trompe. Ici Justine Triet inverse le rôle de l'homme et de la femme dans le couple : l'injustice de ces situations d'une grande banalité, femme effacée mais brillante derrière la carrière de son époux, n'en ressort que mieux. Ainsi lorsque le mari accuse sa femme d'avoir piller son travail littéraire, on est là dans une réalité des couples qu'on ne peut qu'admettre. Alors lorsqu'on comprend qu'elle trompe son mari on ne peut réprimer cette impression de culpabilité qui lui colle à la peau. Nous sommes les juges de Camus dans l'Etranger.
La mise en scène est absolument brillante : entre le documentaire, le film, le théâtre, avec des performances d'acteurs incroyables, qui habitent le film, criants de vérité, chacun menant son combat, comme s'il s'agissait de leur propre procès. Il s'agit d'un thriller, comme l'allusion à Stephen King le rappelle. Le film oscille entre deux huis clos : celui de la montagne et d'un chalet en travaux, habitation du couple, que jamais Sandra ne quitte après la mort de son époux, alors qu'elle n'a pas d'attaches dans ce pays, ne parle même pas bien le français et qu'elle était venue pour lui, et le huis clos du tribunal, remarquablement mis en scène, dynamique, enlevé presque. La musique est rare, apparaissant sous les doigts des protagonistes qui jouent du Chopin, tristesse suprême, qui est sûrement la leur et qui témoigne aussi de leur isolement.
Mais là où le film brille tout autant c'est dans sa fin ouverte, même si elle est très frustrante. Certes il y a acquittement, dans le doute, mais une ombre demeure, déjà celle d'un deuil impossible, le procès a tout sali. La dissection du couple, de l'intime, est une boucherie. Alors que Sandra croit avoir gagné, elle se rend compte qu'il n'y a aucune récompense à la fin du procès, juste le silence et la fin d'une procédure. L'autre ombre est évidemment celle du sens de la décision, dans la mesure où plusieurs moments font apparaitre le caractère dissimulateur de l'accusée, que sa qualité de romancière rend d'autant plus douée dans l'art de brouiller les pistes, ce qui est d'ailleurs présenté comme une de ses qualités de plume. Mais surtout, le film nous parle de choix. Punir ou innocenter cette femme, à ce niveau d'incertitude, reste un choix, une conviction. C'est la contrôleuse judiciaire qui évoque cela au jeune fils, lui expliquant que lorsqu'on ne sait pas, il faut choisir. Ainsi, le fils, naturellement, choisi sa mère. Il a perdu son père, il n'a plus qu'elle. Il choisit de la croire innocente. Alors il cherche dans sa mémoire, ce qui expliquerait le geste suicidaire de son père, sans vraiment y croire. Il témoigne. On le croit. Se faisant, Justine Triet nous rappelle toute la limite de la justice, affaire d'hommes, affaire de convictions, surtout pour le crime "passionnel".
L'anatomie d'une chute, c'est celle aussi des juges. Nous étudions dans ce film le corps social, le corps judiciaire, ses limites, celui d'un système de contrôle et de rationalisation de petites choses souvent irrationnelles. C'est aussi une dissection, terrible, une véritable curée, une véritable boucherie de la part des médias, juges, procureurs, auditeurs, qui savourent l'affaire, le scoop, le rebondissement, qui nous renvoie à nous mêmes, puisque le spectateur est le premier des juges. Le film parvient le tour de force de porter un regard sur le jugement du spectateur. D'une grande maitrise, il est, par le procès, notre propre reflet.
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le 1 nov. 2023
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