Perdre au jeu
La première partie du film me paraît assez extraordinaire. Une balle qui tombe d'un escalier, un chien qui descend pour la ramasser. Un entretien audio entre une écrivaine et une jeune thésarde...
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le 31 août 2023
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1. Autopsie d’un couple
Anatomie d’une chute (2023), coécrit et réalisé par Justine Triet, nous plonge dans un moment de rupture dans la vie de Sandra, son fils David et son mari Samuel lorsque celui-ci meurt d’une chute du haut de son chalet. De ce point de départ, le spectateur se pose la question suivante : est-ce que Sandra a tué ou non son mari ? Et c’est cette question qui va nous obséder durant tout le film. Le film ne se déroule presque toujours qu’à huis clos, soit dans le chalet, soit au tribunal. Et c’est au cours des différentes scènes de vie de Sandra ou de son procès que nous essayons de nous forger une opinion. Or, cette opinion, et c’est là toute la force du film, n’est basée que sur la personne qu’est Sandra. Est-elle gentille ou méchante ? Est-elle l’écrivaine à succès qui a quitté sa vie londonienne pour suivre son mari et son fils à Grenoble où est-elle une opportuniste, prête à plagier son mari pour écrire un livre en délaissant totalement l’éducation de son fils ? Et finalement, la question que l’on se pose tout au long du film est la suivante : est-ce que je peux faire confiance en Sandra ? Et de cette question en découle une suivante : Qu’est-ce qui fait que je pourrais lui faire confiance ? Sandra, sort complètement du stéréotype de genre d’une femme qui suivrait la carrière de son mari et s’occuperait de Daniel, son fils. Ici, la répartition des rôles genrés s’inversent. Sandra, elle, dispose de temps pour se consacrer à l’écriture. Samuel, quant à lui, s’occupe de l’éducation de son fils, Daniel, Avec lequel il entretient une relation forte, mais manque de temps pour écrire, s’accomplir en tant qu’auteur, ce qu’il reproche à Sandra. Elle, est représentée comme assez froide, lui, comme très émotif. Et c’est cette représentation qui va venir perturber les biais du spectateur. Ce que l’on s’attend à voir, c’est une femme terriblement triste suite à la mort de son mari. Or il n’en est rien, ou du moins, cela est plus subtil. Si Sandra apparaît triste par moment, elle apparaît également froide et méthodique à d’autres, voire certaine fois souriante. En tant que spectateur, nous scrutons les émotions de Sandra, à la recherche d’une larme pour la déculpabiliser et prouver son innocence, mais celles-ci peinent à arriver, et lorsqu’elles sont là, elles ne correspondent pas à ce que l’on aurait pu s’imaginer. Ainsi, notre représentation stéréotypée s’en retrouve ébranlée. Peut-on faire confiance en une femme qui ne réagit pas comme elle le “devrait” ?
De la même manière, à l’instar de Mother (2010) de Bong Joon Ho, j’ai très rapidement innocenté Sandra, certainement biaisé et m’imaginant un twist final nous montrant qu’elle était en réalité coupable. Ce qui m’a emmené dans cette direction, ce sont avant tout mes biais. Lorsque j’ai entendu l’audio de la dispute, j’ai tout de suite pensé que c’était Sandra qui prenait des coups de Samuel. Et comment penser autrement lorsque l’on sait à quel point les violences conjugales touchent les femmes aujourd’hui. Pourtant, il n’en était rien, c’est bien elle qui a donné une claque à son mari. C’est à ce moment que je me suis imaginé l’inverse. Si Sandra était décédée et que c’était le procès de Samuel, son mari, mon jugement aurait-il été le même ? Aurais-je pu l’innocenter tout au long du film avec un extrait audio qui, bien qu’ambigu, montre beaucoup de violence. C’est à ce moment que j’ai essayé de mettre mon jugement de côté, me soustraire de mes biais en essayant d’analyser les faits. D’une certaine manière, j’ai arrêté d’être le juge de cette affaire, attendant que les avocats et la justice me donnent la preuve de ce en quoi je devais croire. C’était sans compter sur l’aspect performatif de cette même justice.
2. Dissection d’une performance
Erwin Goffman, dans La Mise en Scène de la Vie Quotidienne (1959), aimait à penser que chaque personne, dans ses interactions était, tels des acteurs, sur scène au théâtre. Selon lui, “Ce n'est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C'est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment. (...) C'est dans ces rôles que nous nous connaissons les uns les autres, et que nous connaissons nous-mêmes.”. En d’autres termes, c’est par l’acte de la parole que nous constituons la personne que nous sommes. D’abord comme une performance que nous jouons pour les autres, mais aussi en s’autopersuadant que notre performance fait réalité, ce sont les “acteurs qui croient en l’impression produite par leur représentation”. Il se joue un peu de cela dans Anatomie d’une chute. Puisque le film ne nous dira jamais clairement si Sandra a réellement tué son mari Samuel, il ne nous reste plus que les faits, notre déduction. Nous sommes comme des juges, écoutant les faits, analysant les situations de vies, nous forgeant une opinion. Or ces faits, en sont-ils vraiment ? Pas vraiment… Les avocats jouent, comme au théâtre, une performance, extrapolant des faits, présupposant des situations pour créer un storytelling capable de devenir vérité. Analysant la vie personnelle, sexuelle, professionnelle de Sandra pour en tirer des conclusions sur son intention. Les experts, quant à eux, usent de la performance, tantôt sur une reproduction 3D nous montrant pourquoi la chute n’a pu advenir que par un tueur, tantôt par une maquette nous montrant que la chute n’a pu advenir que par le suicide. Le psychologue, quant à lui, croit en la performance de Samuel, son patient, et fait de ses dires une vérité. L’inspecteur, lui aussi, interprète les extraits audio d’une dispute entre Sandra et Samuel. Son hypothèse étant que Sandra a tué son mari, repose sur une supposition, celle que, si elle a été capable de violence la veille, alors elle a pu le faire également le lendemain, or, là encore, l’extrait audio n’est qu’une performance que l’on nous livre et sur lequel nous devons poser une opinion sans aucune certitude. Sandra, quant à elle, nous donne une vérité, sa vérité, qui, à plusieurs reprises, est remise en question de telle sorte qu’on ne sait plus si on peut la croire tant les preuves, au fil de l’eau, arrivent à troubler notre perception de la réalité. Enfin, tous ces protagonistes, avocats, juges, coupables, victimes, etc… nous donnent une vérité en performance et en parole. Rarement, nous voyons à l’écran des actes directement, c’est par la parole que les actes deviennent ou non réels. Le jugement (et donc la vérité établie) nous est donné via les médias, les scènes de violences conjugales n’existent que dans notre imagination puisque nous n’en avons qu’un audio. Lorsque nous aurions aimé voir la scène telle qu’elle s’est réellement passée, nous n’avons tout juste droit à deux policiers, leur texte sous les yeux, tels deux acteurs, rejouant la scène pour savoir si Daniel a pu l’entendre. Enfin, la parole est, elle aussi, multiple, Sandra Hüller qui interprète Sandra est une actrice Allemande, qui joue en anglais et qui doit se défendre en français. Or, il se joue, dans la langue aussi, une performance, celle d’une vulnérabilité lorsque l’on ne la maîtrise pas totalement, celle du compromis lorsqu’elle parle allemand et Samuel Français. Bref, tout est performance et cela nous met face à notre propre interprétation, celui de la parole telle qu’on la capte et qui préfigure une action hypothétique dans laquelle on croît. De tout cela, que retient-on ? Que la justice n’est pas aveugle, et qu’elle verra en celui qui lui donnera la meilleure performance, le gage de sa sincérité et donc d’une potentielle vérité.
3. Examen d’une enfance
En l’absence de faits, la justice ne repose que sur la performance, l’interprétation, la confiance. Or sans preuve, comment accorder cette confiance première ? Si l’on ne peut pas affirmer qui dit vrai, qui dispose alors de suffisamment de vertu pour qu’on lui accorde notre confiance ? Si la justice ne parvient pas à être partial, aveugle aux biais, qui peut l’être ? Daniel. Daniel est incapable de se prononcer sur une vérité en tant que tel, il n’était pas là au moment de l’accident, sous le choc ses souvenirs sont confus. Mais ce dont il dispose, c'est de sa capacité de décider. C’est d’ailleurs ce que lui conseille Marge, l’assistante sociale qui échange avec lui lorsque Daniel doute du camps qu’il souhaite défendre.
(Marge) En fait, quand un élément nous manque pour juger de quelque chose et que ce manque est insupportable, la seule chose qu’on peut faire c’est décider, tu vois ? Pour sortir du doute on est parfois obligé de décider de basculer d’un côté plutôt que d’un autre. - (Daniel) Donc il faut inventer qu’on est sur. […] Ce que tu dis c’est que je dois faire semblant ? - (Marge) Non moi je dis qu’il faut décider, c’est pas la même chose.
Sans preuve, sans faits avérés, ce qui reste à Daniel, c’est son pouvoir de décision. Aucune réalité n’étant établie, c’est par sa propre performance, qu’il pourra transformer sa parole en acte et construire ainsi sa réalité.
Or le choix de la réalité dans laquelle il souhaite évoluer n’est pas si évidente. D’un côté Samuel, son père, était proche de lui. De l’autre Sandra, sa mère se tenait plus à l’écart. Parmi les nombreuses scènes qui le mettent en avant, celle du piano est particulièrement éloquente, lorsqu’ils essayent de jouer ensemble, cela sonne mal, une forme de dysharmonie s’entend, semblable à celle de leur relation.
Lorsque Daniel est auditionné la première fois, il n’est pas réellement écouté. On l’entend brièvement acquiescer les dires de l’avocat général sans vraiment étayer ses propos. Pire encore, on parle à sa place. Illustré par un traveling circulaire de droite à gauche, tantôt un avocat puis l’autre s’expriment sur ce qu’a ressenti l’enfant. Pourtant Daniel a une place centrale dans l’histoire. C’est lui qui a vécu l’accident qui l’a rendu malvoyant, celui-ci étant à l’origine de tant de disputes entre Sandra et Samuel. C’est sur lui également que Samuel projette sa propre frustration. Samuel se disant incapable d’écrire car il doit passer trop de temps avec Daniel, ce que Sandra réfute en expliquant que c’est son choix de passer du temps avec son fils, comme une fuite en avant pour ne pas écrire et qui servirait de prétexte à un manque d’inspiration. Allégorie de la justice, aveugle et impartial, Daniel est dans cette première partie en posture d’observateur, il observe les faits, on le fait parler à sa place, on projette sur lui les frustrations des uns et des autres. Puis, à la fin, il a le pouvoir de décider, comme pourrait le faire un juge, du « camp » qu’il choisit au vu des faits. Si, pendant la première partie du film, on parlait à sa place, au cours de sa seconde intervention, c’est lui qui prend la parole, et il l’a prend même au nom de son père avec un très beau flash back dans la voiture où la voix du fils remplace celle du père. La voix du juge qui parle au nom de la victime.
De cette décision, Daniel doit choisir quelle réalité croire. Puisque rien ne permet factuellement de conclure l’affaire, c’est au sentiment de Daniel que la conclusion du film tient. La justice est ici loin d’être objective. Elle est constructiviste, en proie aux affects, aux croyances, aux biais, aux performances. Et Daniel représente cette justice sensible. En tant qu’enfant, il est tout autant celui de son père que celui de sa mère. Sa décision se porte alors vers sa maman. La justice a tranché en sa faveur elle aussi. Et le film s’éteint sur cette décision, et sur la relation à venir, à construire, entre Daniel et Sandra. On ne peut pas savoir si ce qu’à dit Daniel au cours de l’audience est vrai ou s’il l’a inventé pour sauver sa mère. Tout comme on ne saura jamais si Sandra a tué ou non son mari. Ce qui est sûr c’est que, au travers de leur performance individuels, une nouvelle réalité advient. Peu importe alors si celle-ci est vraie ou non, elle est celle que Daniel et Sandra ont décidé de choisir, celle qu’ils ont incarnée au cours de l’audience.
Créée
le 8 janv. 2024
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