Dès la première scène, on sait qu'on assiste à un film déjà culte. May we start/May we not start : quoi de mieux pour accompagner le spectateur (post-covid) dans l'univers de ce film atypique présenté en ouverture du festival de Cannes 2021 qui aurait dû figurer dès l'édition 2019 ! Et l'essai ne cesse de se confirmer : de bout en bout depuis une introduction iconique jusqu'à un final en parfait point d'orgue sans fausse note, l'audace paie. Plus que réinventer le genre musical, Leos Carax invente sous nos yeux du cinéma 2021, à sa sauce, associée à la pâte du groupe Sparks qui signe la B.O. et l'idée originale du film.


Ici, Henry McHenry, personnage autocentré, comédien de stand up désabusé qui refuse de livrer pourquoi il est devenu artiste. Là, Ann Desfranoux, brillante soprano qui magnétise les oreilles de ses spectateurs autant que le petit cœur tout mou de Henry. Henry joue de sa noirceur pour faire rire son public et tourne son couple qu'il forme avec Ann en dérision. Ann joue de sa lumière pour incarner un idéal de romantisme lyrique et irradie son public de décibels et de grâce. Henry et Ann forment un couple glamour loin du manichéisme que ces lignes semblent exposer, néanmoins empreinte d'une certaine étrangeté que les dialogues chantés initient. Tout semble trop parfait pour ce couple qui se Love Each Other So Much dans une scène qui friserait la parodie si elle ne venait pas annoncer une fêlure dans un monde trop lisse où on chante son amour sur un air mélancolique entre deux ballades à motos et deux cunnis.


A vrai dire, l'invitation initiale de retenir son souffle avant le début spectacle s'avère dissimuler une prophétie maléfique. La première demi-heure enchante autant qu'elle ensorcelle : en se familiarisant avec des personnages hypnotiques et avec les codes du genre que le film s'approprie de manière toute aussi hypnotique, on signe avec enthousiasme les règles du jeu qui prévoient notre prise en otage passée la naissance du personnage qui donne son nom au film : Annette. À l'arrivée de la fille de Henry et Ann dans ce monde en-chanté qui lui sera rapidement hostile, Carax engendre un tournant dans le film via un parti pris radical quant à l'incarnation du personnage éponyme, annonçant d'ores-et-déjà son instrumentalisation malsaine.


Mais l'effet ne sert pas uniquement l'intrigue, il vient alimenter tout un questionnement méta sur le rapport créateur/objet créé et la responsabilité que le premier tient sur le second. Dès l'apparition de Carax aux potards donnant le top aux Sparks en introduction, le film vient sans cesse rappeler à ses spectateurs qu'ils sont en face d'un objet créé, que tout n'est que fiction. Ce rappel nous revient régulièrement aux moyens d'effets spéciaux pratiques souvent désuets. Comme si le créateur ne cessait de rappeler à sa création qu'elle lui appartient, à l'image de Henry avec Annette, et à l'image du cinéaste qui semble se libérer du poids de la morale car « ce n'est qu'un film » au bénéfice de la libre expression de "sa vision d'une violence" pour reprendre ses termes. Cette distanciation entre le réel et l'image s'intègre parfaitement au genre musical, qui malgré tout tend plus ici vers la tragédie que vers la comédie. Et le film semble inventer une variation du genre à plus d'un titre.


Bien que chaque scène soit minutieusement chorégraphiée les acteurs ne dansent jamais. La seule à danser dans le film, c'est la caméra. On retiendra cette scène enivrante où la caméra nous fait virevolter en cadence autour du personnage interprété par Simon Helberg (superbe personnage secondaire) qui chante son amour pour Ann en battant la mesure : ivres de tournis nous ressentons son vertige amoureux et effleurons son désarroi.


On peut penser par ailleurs que Annette vient en contre-point parfait de La La Land (et ce dès son affiche officielle) : loin des paillettes hollywoodiennes mais toujours à L.A., toujours la nana en jaune mais où les claquettes cèdent la place aux claques d'un mari toxique (imagées en numéro de stand up), où le lyrisme vient exploiter les topoï de l'amour et de l'art pour en questionner les déviances, où le thème du poète maudit revient mais cette fois la malédiction n'est pas là pour faire joli : elle est plastique, palpable, étouffante, mais ô combien poétique.


Le fait même d'avoir un anti-héros en personnage principal de comédie musicale vient servir l'étrangeté du genre pour déranger au lieu de réjouir. Et la gêne que procure le film par son intrigue et ses effets est sublimée par la performance démente (oui) de Adam Driver qui nous surprend, nous séduit, nous agresse, nous fait chavirer et noyer que ce soit dans nos larmes ou dans la sueur. Ce film suinte de talent et d'inventivité et il tient cette qualité irremplaçable de ne pas chercher à faire consensus, c'est aussi pour ça qu'il marquera l'histoire.


Foncez voir cet agglomérat de talent brut en salle obscure, allez-y avec un.e ami.e... et attendez la fin du générique pour rentrer chez vous!

Cinemavorus
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Cru 2021: les pépites

Créée

le 10 juil. 2021

Critique lue 234 fois

Cinemavorus

Écrit par

Critique lue 234 fois

D'autres avis sur Annette

Annette
Grimault_
9

Sympathy for the dark abyss

La sortie d’un film de Leos Carax est toujours un événement en soi pour les cinéphiles, après seulement cinq films en en 37 ans. Annette, son sixième, dix ans après Holy Motors, s’offre en plus le...

le 8 juil. 2021

187 j'aime

13

Annette
matteop
4

It’s time to start, but without me

Annette, on y est soit emporté soit totalement mis de côté. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre en observant le caractère manichéen des critiques qui en sont ressorties. Je me range dans la...

le 9 juil. 2021

126 j'aime

7

Annette
mymp
2

Patatrax

[Chœur] Comment se fait-ce ? Comment se fait-ce ? Un truc pareil, comment se fait-ce ? Et comment l’appeler, ce truc ? Une catastrophe, peut-être un accident industriel ? Un navet, simplement ? Une...

Par

le 9 juil. 2021

78 j'aime

4

Du même critique

Black Widow
Cinemavorus
1

Black Out

N'investissez aucun espoir dans cette daube: on passe autant de temps à se demander ce qu'on fout là que les acteurs du film! Même pas l'intérêt d'une origine story sur le personnage sous-exploité de...

le 10 juil. 2021

1 j'aime

Matrix Resurrections
Cinemavorus
7

Matrixé.e?

L'univers Matrix ressuscité dans les salles obscures après 20 ans peut-il offrir au spectateur une expérience au moins aussi forte que le souvenir de son histoire avec la trilogie et les sensations...

le 22 déc. 2021

Titane
Cinemavorus
7

Bientôt le spin-off "Butane"?

Parce que oui c'est explosif. Comme un champ de mines. C'est au bout de plusieurs détonations qu'on comprend dans quoi on a mis les pieds. Tout le monde n'en ressortira pas indemne. Bientôt on a un...

le 15 juil. 2021