Parce que oui c'est explosif. Comme un champ de mines. C'est au bout de plusieurs détonations qu'on comprend dans quoi on a mis les pieds. Tout le monde n'en ressortira pas indemne.
Bientôt on a un goût de fer dans la bouche tellement l'image dérange, on se tortille, on a mal, on se cramponne aux accoudoirs. Certains détourneront le regard. Le film est à de nombreux moments aussi insupportable qu'un long crissement de craie sur le tableau noir. Mais ces éléments sont loin d'être disparates : Julia Ducournau déroule sa leçon. On assiste à une dictée de cinéma où la maîtresse forme des phrases si nouvelles et complexes qu'on ne saurait les retranscrire en mots. Elle se crée son propre vocabulaire, ça plaît ou pas, mais c'est neuf.
Et que raconte-t-elle ? Pas une histoire. L'intérêt du film se situe dans le lexique qu'il développe. Le personnage d'Alexia n'est qu'un prétexte pour faire du cinéma. Elle n'a de passé qu'un accident, elle n'a pas d'avenir. Elle n'est qu'un corps que la caméra prend pour sujet. Les acteurs se sont d'ailleurs engagés dans une préparation physique intense, ce qui fait prévaloir la physicalité du jeu dans leur interprétation sur une "psychologie de personnage". On s'en fout du "personnage", ce qui compte c'est ce qui passe à l'image, ce que l'image transmet comme émotion, sensation. Alexia est au spectateur ce que la réalisatrice souhaiterait que ses films soient au cinéma : elle existe d'abord par son corps avant d'exister par un nom, par un genre. Alexia est par ailleurs à l'image du film tout entier : impulsif, fait de chair et de métal. Les deux matières se confondent et nous racontent une altérité qui s'impose à nous par une identité visuelle forte.
Mais au-delà d'affirmer une "pâte" cinématographique, nous faire admettre cette altérité-là c'était peut-être LE défi de Titane. Une fois cette humanité hybride reconnue, la question de la fluidité du genre devient une question mineure à digérer pour le spectateur parce qu'on lui présente un plus gros problème à côté : l'hybridation femme-métal. Une hybridation raconte l'autre et toutes ces fluctuations dans le spectre du genre ne sont jamais gratuites, elles viennent toujours servir une dramaturgie soigneusement calibrée.
Au final, cette femme-titane réussit à accoucher d'elle-même, elle donne naissance à un être hybride qui casse toutes les barrières culturelles autour de l'identité. On peut y voir Julia Ducournau elle-même qui parvient à accoucher de son film après s'être posé des barrières d'écriture sous la pression des attentes du public et de la critique suite au succès rencontré avec Grave.
Avec Titane, elle passe de metteuse en scène marginale à majeure. Elle démontre l'unicité de sa voix au sein du panorama cinématographique français, se plaçant du côté de l'audace et de l'inventivité, en même temps que d'explorer son univers singulier par des choix d'écriture radicaux et affirmant une esthétique qui lui est propre.
RIP au pompier qui saute avec la bouteille de butane et dont aucun camarade ne semble porter le deuil au moment de danser sur de la grosse techno dans la caserne. Et s'il avait survécu et fusionné avec la Butane…?