"Merci au jury de reconnaître avec ce prix le besoin avide et viscéral qu'on a d'un monde plus inclusif et plus fluide, d'appeler pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies, et de laisser rentrer les monstres."
C'est en ces termes que Julia Ducournau a qualifié son film au moment de recevoir sa Palme d'Or. Nul doute qu'en disant cela elle a sincèrement trouvé son discours subversif, alors qu'il est difficile en réalité de faire plus consensuel sur la Croisette. Il n'en fallait pas plus pour que les people de Cannes et les media applaudissent cette ode à l'ouverture sous toutes ses formes, quand bien même elles seraient dites monstrueuses - finira-t-on par dire un jour, pour paraître ouvert, que la laideur est belle ? - . Quitte pour cela à confondre dans leurs commentaires et critiques tous les qualificatifs qui vont bien pour décrire les thèmes abordés par ce film déroutant : la fluidité de genre ? La non-binarité ? La masculinité toxique ? Le féminisme ? La filiation ? Un peu tout à la fois, on ne sait pas bien, mais en tout cas c'est un film très progressiste, c'est bien !
Il n'est pas étonnant que les critiques fassent un peu fouillis puisque le film l'est tout autant, empêtré dans son obsession de brouiller et fluidifier toute notion d'identité et de relation. Pourtant tout philosophe ou mathématicien le sait bien : c'est précisément la limite qui donne consistance à une réalité, et permet de la définir. Détruire toute distinction, c'est enlever aux termes leur consistance. Et c'est au final la seule impression que laisse cet objet filmique : tellement fluide qu'il en devient sans consistance aucune. Au sens propre du terme, insignifiant. Restent bien sûr en revanche, pour séduire la Croisette, la provocation et ses ingrédients primaires : la violence trash, le sensuel et le glauque.
Je suis stupéfait, en revanche, que les média et même la réalisatrice dans ses discours ne relèvent pas le thème le plus évident et engagé du film : Titane est d'abord un film sur le transhumanisme. S'il y a bien un trouble permanent autour de l'héroïne c'est celui-ci, quand bien même il est amené de façon bien balourde : Alexia a du métal dans le corps, elle éprouve une attirance pour un assemblage de tôles - une voiture n'étant, malgré tous les efforts que fait la réalisatrice pour l'humaniser, rien d'autre que cela - s'accouple avec et accouche d'un cyborg.
En dehors de cela, les autres thèmes développés sont abordés pêle-mêle de façon confuse, grossière et de surcroît sordide, ce qui ne les sert pas. Par exemple, tous les critiques s'empressent de parler de fluidité de genre, y compris la réalisatrice, ce qui n'a pourtant rien d'évident : Alexia ne cache pas ses attributs féminins par choix d'identité, elle le fait d'abord pour échapper à la police. Un travesti en cavale, ça existe au cinéma depuis 60 ans et "Certains l'aiment chaud", ce n'est pas franchement révolutionnaire. Je sais bien que sur les sujets de mal-être liés à la dysphorie de genre la question de la "représentation" importe beaucoup aux personnes concernées, mais dans ce cas il y aurait manière plus profonde et surtout plus positive d'évoquer ces histoires de vie complexes qu'un Kill Bill au rabais.
Ici, Ducournau tient tellement à instaurer ce trouble (L'actrice principale, repérée sur les réseaux sociaux, a été choisie essentiellement sur son aspect transgenre et n'était même pas actrice professionnelle.) qu'elle préfère tout brouiller, comme si elle craignait d'appréhender en profondeur les sujets qu'elle soulève : l'héroïne embrasse homme comme femme, mais les tue, et de surcroît sans motif. Tant de non-sens cumulé à tant d'effets ostentatoires - bien que portés par une très bonne BO - laisse juste groggy. L'auteure reconnaissait d'ailleurs dans une interview : "Mon but premier, c'est de faire sentir des choses corporellement aux spectateurs". Quelle triste réduction de l'art à ce type de procédé publicitaire !... Comment ne pas penser une fois de plus à la phrase de Bernanos : "L'homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible"...
On a bien compris, la réalisatrice veut nous montrer qu'elle peut tout déconstruire : le genre, l'identité, la relation, le lien familial, les frontières entre les actes d'affection et de violence. Mais à tout vouloir déconstruire, ou plutôt tout mélanger ce qui est sans doute vu par elle comme des "stéréotypes" (au lieu de réalités qui pour être définies, sont limitées) très vite plus rien ne subsiste dans ce qui est censé être du reste, selon les mots de la réalisatrice, une histoire d'amour.
Et là aussi, inquiétante vision de l'amour… Vincent est certes très touchant et affectueux, mais il n'aime pas Alexia/Adrien pour ce qu'elle est ; il confesse lui-même qu'il veut aimer un fils, quel qu'il soit, même lorsqu'il finit par être certain que ce n'est pas lui - attitude parfaitement absurde qui gâche toute l'ambiguïté qui régnait : quid alors de son véritable fils qu'il cherche depuis des années ? -. Là encore on confond tout : aimer quelqu'un non pour ce qu'il est mais pour le rôle qu'on veut qu'il endosse, ce n'est pas de l'amour mais précisément l'inverse, de l'égoïsme. Quant à Alexia, outre le fait qu'on peine à comprendre les raisons de son sadisme meurtrier, elle entre en relation avec Vincent par opportunisme et confond relation filiale et amoureuse. Par ailleurs le film omet totalement de suggérer une éventuelle relation aimante entre la future mère et l'inconvenant fruit de ses entrailles, ce qui aurait pu être intéressant. Hélas là encore, la grossesse n'est vue que sous l'angle corporel de la douleur, des déjections etc... Bien dommage.
Les mots ont un sens et Julia Ducournau les tord avec une volonté militante grossière : bien sûr que les préjugés naissent en cataloguant des réalités complexes dans des cases trop étriquées ; mais à enlever la notion même de case, ce qu'elle promeut ici n'est pas la diversité, c'est un gloubi-boulga faussement subversif qui n'a rien de touchant, de réaliste ni de profond. Vraiment décevant de la part de l'auteure de "Grave", qui était à mon avis plus réussi et, pour le coup, subversif. Au fond, s'il y a une chose que Titane aura réussi à illustrer, c'est le néant auquel mène la déconstruction…
Là où en revanche il y a indubitablement des cases, ce sont celles du progressisme ambiant de la Croisette qu'il convient de cocher, et manifestement celle du talent n'est qu'optionnelle. "Titane" répondant idéalement au cahier des charges, le festival de Cannes, tétanisé ces dernières années à l'idée de ne pas paraître suffisamment ouvert à la "différence" - terme qui, pris seul, ne veut rien dire - , ne pouvait que porter béatement aux nues ce prétendu cinéma de genre qui ne sait même pas lui-même de quoi il parle.
Pour autant il est indéniable que Julia Ducournau tente des choses audacieuses et s'attaque à des "tabous". Puisqu'elle semble vouloir persister dans cette voie et déconstruire, souhaitons-lui alors d'oser s'y aventurer en conservant les prochaines fois un minimum de fondations qui permettent de penser ; sans quoi son cinéma risque fort de tomber en ruines…