Ecrire la genèse d'un personnage aussi mystérieux que le Joker, mythique génie du Mal, voilà qui n'était pas une mince affaire !...
Pour passer rapidement sur la forme, je ne peux que me faire l'écho du concert de louanges sur la prestation de Joachim Phoenix -décidément l'un des meilleurs acteurs contemporains - et la qualité de la mise en scène souvent bien sentie de Todd Pillips.
Pour le reste, c'est-à-dire le fond, le film est à mes yeux, hélas, un échec.
Dans cette longue descente aux enfers qui nous est présentée, marche par marche, Phillips nous livre clés en main une étude de cas, de façon quasiment clinique. Le Joker serait né d'un Arthur Fleck déséquilibré qui accumule dès la naissance toutes les tares possibles : abandonné par ses parents, battu durant l'enfance, psychologiquement fragile... L’algorithme se met en place : s'ensuit une éducation déséquilibrée, soulignée (à gros traits !) par une relation quasi-incestueuse avec sa mère adoptive et des illusions déçues de filiation à des pères de substitution (Murray Franklin fictivement via un écran, Wayne le temps d'un fol espoir). De toutes ces aliénations organiques et psychologiques naissent des troubles cérébraux, l'isolement, le délire, et paf vous vous retrouvez avec le Joker, qui devient malgré lui le symbole de toute la génération révoltée et criminelle de Gotham. Tous les ingrédients étaient réunis, il suffisait d'une étincelle pour tout faire flamber ; le diagnostic est sans appel.
En empilant ainsi les conditionnements - démonstration poussée à l'extrême lorsqu'on nous livre sur un plateau le dossier médical de la mère d'Arthur ! - , Philipps a pris le parti de suivre une logique déterministe que je trouve pour le moins peu subtile, et occulte à mon avis un aspect essentiel du personnage du Joker, qui est d'ordre spirituel et saute aux yeux dans les Batman : le Joker est un Ange Déchu.
De fait, contrairement aux autres méchants qu'affronte Batman, le Joker ne cherche ni la fortune, ni la gloire, ni le pouvoir. Il ne cherche même pas seulement à faire souffrir ses semblables ; son seul et unique but est de provoquer la Chute d'autrui. C'est en cela qu'il est un méchant "supérieur" aux autres. Terrifiant parce qu'inexplicable, et donc imprévisible. C'est un élément que Christopher Nolan, par exemple, avait parfaitement saisi et retranscrit dans la fameuse scène des deux Ferry dans The Dark Knight (parallèlement, rappelons que le titre aux allures messianiques de "Chevalier" ou "Justicier" conféré au Batman n'a rien de fortuit !).
Le Joker est un agent du Mal, pas un simple truand. Or ici, à aucun moment Arthur Fleck ne semble faire usage de sa liberté, condition essentielle pour être acteur de sa propre chute vers le diabolique.
Je lis de nombreuses critiques SC qui se réjouissent qu'enfin le Joker ne soit pas traité de façon "simpliste", "manichéenne" etc... Las, c'est tout l'inverse ! C'est une démarche si courante (et propre à notre époque technicienne ? A méditer...) que de vouloir se rassurer et se convaincre que le Mal n'existe pas, qu'il ne résulte pas d'un choix et n'a pour seule cause que des déterminismes, ou encore mieux, des explications médicales - qu'elles soient physiques ou psy... Et qu'au fond, nous serions des individus ne répondant qu'à des stimuli et conditionnements extérieurs, dédouanés alors de toute responsabilité.
C'est d'ailleurs une approche qui se veut rassurante alors qu'elle est, en fait, très désespérante : seul le Mal, assumé comme tel, permet l'espérance du Bien, et l'arrivée du Dark Knight...
S'attaquer à un personnage authentiquement démoniaque et si emblématique, comme a voulu le faire Philipps, exige une certaine honnêteté et d'avantage de profondeur dans la démarche. Celle de présenter l'histoire un homme librement acteur de sa Chute, puis de celle des autres.
Mais à bien y réfléchir : demander au réalisateur de Very Bad Trip d'aborder sérieusement le mystère du Mal et l'une de ses plus fabuleuses incarnations, l'entreprise n'était-elle pas vaine ?...