" Il était un monument hors de ma portée, une indéniable perfection qui me ronge l'âme sans fin..."
Il paraît que l'énigme de l'identité de ce brave William Shakespeare (fierté anglaise, bon, en même temps depuis ils n'ont eu, à les entendre, que les Beatles donc il faut les comprendre) passionne les foules et les élites depuis pas mal de siècles. Personnellement, j'ai bien envie de dire qu'on s'en fiche pas mal, tant qu'il nous reste l'indicible beauté de ses pièces et de ses sonnets.
Apparemment, certains ne sont pas de mon avis, comme Roland Emmerich ici qui se charge de nous exposer une théorie, sinon des plus vraisemblables, au moins une des plus intéressantes à mon sens en réponse à cette grande question. Il prend le contrepied de l'histoire littéraire pour nous montrer un William Shakespeare analphabète, un pied dans l'alcool et l'autre dans la débauche (ce qui change pas mal du tableau qu'on associe à cette figure emblématique depuis des décennies), simple nom signé en fin de manuscrit, la paternité des œuvres qui nous hantent encore aujourd'hui se devant d'être attribuée à une figure de l'aristocratie, le comte d'Oxford, Edouard de Vere, poète "clandestin".
Pour faire court, ce film est tout simplement magnifique. Roland Emmerich nous offre un film plein de poésie, d'humour et de drame (à l'image de l'œuvre de Shakespeare). Saisissant de réalisme, aussi, principalement avec la restauration fidèle du théâtre élisabéthain, à la fois représenté devant la Cour, mais aussi, et surtout, représenté devant le public, dans un théâtre en plein air, avec une répartition des places en fonction des classes sociales (avec les plus pauvres qui pataugent dans la gadoue en se disant des gros mots). On peut revivre ce lien entre public et acteurs, les interactions entre eux, voir aussi toute la dimension comique que peut offrir la visions des rôles féminins endossés par des hommes qui feignent des voix aiguës (quel ravissement infini..ement drôle ce devait être de voir Ophélie ou Juliette jouées par des hommes en perruques). Les détails sont soignés avec minutie pour nous faire entrer pleinement dans l'ambiance de l'époque (pour qui aime patauger dans la gadoue évidemment, voir plus haut).
Deux grandes impulsions dirigent ce film (et s'entremêlent) : l'histoire/la politique et le théâtre/la poésie.
Les intrigues de Cour (grandes tergiversations et coup-bas pour savoir qui va hériter du trône) sont par moment un peu difficiles à suivre, mais si on s'accroche bien on peut réussir à comprendre (surtout si on a déjà vu des films dits "d'époque" avant où on retrouve les histoires de mariages arrangés, d'enfants illégitimes, d'incestes et autres joyeusetés culturelles). Véritable trame de fond, la dimension historique/politique parvient à se fondre d'une même voix avec la dimension littéraire, ce qui témoigne de plusieurs choses. D'une part, que l'histoire littéraire s'inscrit dans l'Histoire tout court, et qu'elle en est un élément primordial et nécessaire. D'autre part, que la poésie, le théâtre et plus largement l'art (ici pourtant jugés démoniaques et blasphématoires par les vilains Cecil) peuvent influer sur la politique (messages transmis à la Reine) et revêtir - déjà à l'époque - une grande dimension polémique (permet dans une certaine mesure de se moquer du pouvoir en vigueur).
Dans ce film, on peut constater combien l'art (parlons largement) peut faire office de pont entre les classes sociales : on observe une séparation nette entre le monde faste et bien propre des aristocrates et celui plus... boueux des saltimbanques, mais ces deux mondes se recoupent à travers la figure du Comte, d'abord symboliquement (il écrit les pièces dont la plèbe se délecte) mais aussi plus concrètement (il assiste lui même - à des places plus prestigieuses, certes - aux représentations).
Je crois que ce qui donne tout le crédit à ce film est cette omniprésence du théâtre et de l'art malgré un encrage pourtant très fort dans un cadre politique et historique compliqué. C'est d'ailleurs cette omniprésence, je pense, qui donne sa légèreté au film, parce qu'à part pour les grands passionnés des intrigues de Cour, qui est le fils de qui et qui va monter sur le trône, ça peut vite ennuyer. Et preuve en est : ici, on ne s'ennuie pas. Les deux dimensions s'emmêlent et se contre-balancent pour s'égaler dans un mélange homogène et harmonieux. Et pour la littéraire que je suis...
Ah quel ravissement ! Tout est soigné. On nous montre l'effet des vers sur le public : il se révolte, monte sur scène, rit, pleure ! Enfin on nous montre le pouvoir des mots, la force de la poésie malgré la... boue (oui toujours, décidément). On nous offre des extraits des pièces de "Shakespeare" (souvent les premiers vers), qui, bien que pas assez nombreux à mon goût, nous donnent tout de même rageusement envie de nous ruer sur les pièces pour les (re)lire. Même du point de vue de la réalisation, ce qu'on pouvait pressentir dès l'affiche, on nous enveloppe du monde de l'écriture qui est omniprésent dans l'apparition de plumes, de feuilles, de manuscrits, d'encre, de scènes d'écritures. On nous offre aussi cette scène magnifique où le Comte essaie tant bien que mal d'expliquer à sa bigote d'épouse le mal d'écrire, cette nécessité, cette pulsion qu'il a de mettre sur papier et de faire vivre d'encre les voix qu'il a dans la tête.
Je relèverai enfin un point qui m'a particulièrement plu : l'intermédialité dans ce film, le théâtre dans le théâtre. Le film s'ouvre sur un homme sur scène qui veut nous raconter la "véritable" histoire de William Shakespeare, puis un homme apparait en coulisse en costume, comme un fantôme du passé qui rôde, et là se fondent le temps et les plans pour nous amener au siècle qui nous intéresse. Le film se déroule, nous offrant des scènes de théâtre, avec, de notre point de vue, des acteurs qui jouent les acteurs qui jouent un rôle de personnage fictif. Et enfin on retourne sur la scène du début, le rideau tombe, et en même temps que le générique de fin commence, on voit les spectateurs se lever... en même temps que nous, dans la salle de cinéma. On se retrouve dans le "theatrum mundi" si cher à Shakespeare, "le monde est un théâtre, le théâtre est un monde".
Au final, ce qui n'est qu'une théorie non avérée nous est montrée comme vérité, et le film est tellement bien fait qu'on adhère sans hésitation aux hypothèses.
Je finirai (enfin, oui je sais c'est long) sur un point plus terre à terre. Je trouve que les trois acteurs choisis pour interpréter le Comte le sont très bien, le petit garçon mutin mais intelligent, l'adolescent naïf et rêveur (et très beau, mais bon ça c'est subjectif), et l'homme, toujours aussi poète, écrivain maudit. Ce dernier, interprété magnifiquement par Rhys Ifans, est ma grosse surprise du film, ce rôle nous faisant (presque) oublier la vision du colocataire gallois qui mange de la mayonnaise à la cuillère de Coup de foudre à Notting Hill. (oui je finis sur une touche bien burlesque, mais Shakespeare, c'est un peu tout ça).
A voir, revoir, acheter en DVD, revoir encore...