À l’image de Justine Triet l’année précédente, Sean Baker est l’exemple typique du cinéaste gravissant les échelons cannois : de la Quinzaine en 2017 à l’accession à la compétition en 2021, le voilà détenteur de la récompense suprême trois ans plus tard pour Anora. La continuité ne s’arrête pas à ses sélections pour un représentant sémillant du cinéma indépendant américain. Sean Baker, depuis Tangerine, s’intéresse aux classes populaires et aux travailleuses du sexe, traquant, dans des parcours chaotiques, l’énergie folle de protagonistes aussi fragiles que déterminés.
Anora reprend donc les choses où elles avaient été laissées : si la prostitution constituait un enjeux secret et dramatique dans The Florida Project, le porno devenait le motif central de Red Rocket. Dans Anora, l’émancipation se poursuit : la jeune fille devient le personnage principal, et le récit lui ménage la possibilité de quitter sa classe sociale, dans une relecture trash et corrosive d’un conte de fée. Le modèle Pretty Woman sera évidemment dans tous les esprits, principalement pour constater si les trois décennies passées ont pu faire évoluer le regard sur un tel sujet.
Le récit, qui met un certain temps à se mettre en place (Sean Baker se sent toujours obligé de largement dépasser les 120 minutes), construit sur la durée un pacte trop beau pour être viable, et dans lequel tous les ingrédients de la féérie pérennisent cet idéalisme capitaliste d’une vie oisive et luxueuse. À l’énergie combative de la jeune fille (rageusement incarnée par Mikey Madison) s’oppose la stupidité d’un jeune homme désœuvré, qui décline le portrait à charge du male égoïste et veule déjà bien brossé dans Red Rocket. Mais cette gestion du rythme, distendu et irrégulier, fera exactement la force du film, rivé à ses personnages, aux tensions dramatiques et aux situations conflictuelles dilatées à l’extrême, qui ne sont pas sans rappeler le mémorable Toni Erdmann. Baker, après avoir instauré ses rapports de force, tend à l’envi les interactions et fait de ses jeunes protagonistes des électrons libres ingérables. La rébellion de l’une occasionne une formidable et dévastatrice séquence comique qui ravage autant un salon que la patriarcat ; la lâcheté de l’autre génère une odyssée bancale dispersée sur la ville entière en un chaos jubilatoire qui convoque le regretté cinéma des frères Coen.
La charge comique et l’énergie semblent un temps l’emporter sur un véritable propos, pour un film qui se limiterait à ridiculiser les puissants. Mais la violence de leur réponse et l’acharnement à effacer le lien possible avec les classes laborieuses nourrit progressivement une fable assez noire, où l’idéalisme se fracasse sur la force de frappe marmoréenne des figures d’autorité - à l’image des échanges avec la figure maternelle.
Le dernier acte permet ainsi à Baker de renouer avec un regard moins tapageur sur ses personnages : lorsque les masques tombent, certains sortent les crocs, d’autres baissent les armes. Et rendent possible l’avènement d’un nouveau conte, moins féérique mais bien plus émouvant.
(7.5/10)