Tout d'abord, à ma grande honte, c'est le premier film de Sean Baker que je vois, donc je ne ferai pas de comparaison avec ses autres œuvres, qui sont autant de futurs visionnages, pour creuser une filmographie que je souhaite découvrir après ce ticket d'entrée enthousiasmant.
Alors, personnellement, j'aurais attribué la Palme d'or à mon gros coup de cœur de l'année, Les Graines du figuier sauvage. Mais le fait qu'Anora soit le vainqueur de la récompense suprême à Cannes ne me dérange aucunement parce que, tout simplement, c'est un très bon film, puissant, qui ne se permet pas la plus petite seconde de relâchement et d'ennui, et bien plus...
Pour commencer, big up à toute la distribution entière, vraiment d'une excellence impossible à prendre en défaut. Leur jeu est constamment vrai, intense, mais tout en nuances (il faut préciser aussi que les personnages sont bien écrits, sans s'enfoncer vers les stéréotypes, au contraire, en s'y éloignant, avec des réactions toujours crédibles !). La rayonnante et très charismatique Mikey Madison, que j'avais croisée brièvement (ce qui ne l'empêche nullement d'y être mémorable du feu de Dieu !) dans Once Upon a Time… in Hollywood, est clairement une révélation de ouf. Elle porte magistralement un personnage qui aurait pu être facilement agaçant, par son opiniâtreté inconséquente, par son acharnement dans l'aveuglement, en laissant percevoir, de plus en plus, au fur et à mesure que l'on avance dans l'intrigue et que tout se délite, sa vulnérabilité ; ce qui a pour conséquence que l'on ressent plus de peine qu'autre chose pour lui. C'est clairement une comédienne qui a un énorme potentiel et j'espère que la suite de sa carrière permettra de le confirmer. Elle le mérite.
Anora, c'est l'histoire de Cendrillon, sauf qu'on est dans le monde réel et moderne, que notre princesse est une stripteaseuse, occasionnellement escort quand le portefeuille du client est suffisamment généreux, d'un fort caractère. Notre prince charmant est un fils d'un oligarque russe, aussi veule qu'inconstant, d'un faible caractère, resté à l'état d'adolescent sous l'emprise psychologique et financière de papa et de maman, n'ayant vécu que dans la jouissance du privilégié de naissance, sans mérite, franchement stupide. La méchante belle-mère et les deux horribles belles-sœurs sont des hommes de main, appartenant à la diaspora, arménienne ou russe. Les relations entre les heureux époux sont autant constituées de spontanéité que de calcul (l'un ne voulant pas passer, à tout prix, à côté de l'occasion inespérée de vivre l'existence d'une princesse parmi les 1 % les plus riches, s'éloignant ainsi considérablement d'une condition sociale peu enviable, l'autre pour obtenir une green card, car ça ne le branche guère de retourner dans la mère-patrie aider son paternel à gérer ses affaires !). Toute cette romance (si on peut l'appeler ainsi !) n'est qu'une illusion, comme le souligne symboliquement le plan du baiser fougueux entre les deux partenaires, sous un faux feu d'artifices à Las Vegas, diffusé à travers un vaste écran LED, jouant ironiquement avec l'imagerie de la comédie romantique.
En fait, pour être plus exact, la méchante belle-mère et les deux horribles belles-sœurs au masculin ne sont pas ni méchantes, ni horribles. Ils sont uniquement dépassés par des événements auxquels ils essayent de faire face avec le plus de retenu et de réalisme possible. Le fait que deux d'entre eux agissent parfois, à cause des circonstances et à cause de leur nature, d'une manière frénétique, quelquefois alcoolisée pour l'un, nous gratifie des moments de franche hilarité, permettant d'alléger un drame que l'on devine immédiatement sans espoir. Et le fait qu'un des hommes de main soit le seul de tout ce pitoyable monde à savoir se comporter d'une façon décente, pondérée, véritablement empathique, à regarder la jeune femme autrement que comme une travailleuse du sexe, ajoute une touche d'humanité bienvenue.
La mise en scène de Sean Baker, bien dans le style du cinéma américain indépendant, insuffle un fort aspect documentaire à l'ensemble, en posant sa caméra dans des décors extérieurs et intérieurs authentiques, à New York et à Las Vegas, parmi des gens que l'on pourrait croiser tous les jours, à la pellicule argentique (la meilleure et de loin pour capturer la lumière naturelle ou artificielle dans ses plus petits contrastes, loin du côté désagréablement lisse et fade de la photo numérique !). Elle prend aussi le temps de nous exposer, durant une longue introduction (attention, pas trop longue, juste ce qu'il faut et pas moins que ce qu'il faut !), le quotidien professionnel (harassant, répétitif, comme si c'était à l'usine !) et personnel de son héroïne ; ce qui contribue, avec l'immense talent de Mikey Madison (je le redis, j'ai kiffé sa performance !), à s'attacher à elle, à comprendre pourquoi elle tente de vivre un rêve impossible, jusqu'au bout, avec l'énergie du désespoir. C'est un beau portrait féminin que nous offre Sean Baker et que personnifie avec brio Mikey Madison.