Avec ce film, les intentions de Baker sont claires : écrire un conte de fée qui tourne au vinaigre. Il suffit d’entendre Anora se comparer à Cendrillon pour deviner que ça va mal finir. Et pourtant, l’illusion romantique fonctionne, et on se laisse presque duper, comme Anora, par le charme de ce jeune prince russe. Certes, c’est clairement un gosse de riche immature, mais on veut croire à la spontanéité de ses sentiments. On se dit qu’il est jeune, peut-être encore épargné par la logique des rapports de classe, et donc capable d’épouser une prostituée par amour, simplement parce qu’il se sent bien avec elle.
Sauf que voilà : dès qu’il apprend le retour de ses parents, le petit Roméo se barre en l’abandonnant derrière lui. Premier coup au moral, première désillusion. Mais Anora - et c’est ce qui fait la beauté tragique du personnage - ne renonce pas à son conte de fée aussi facilement. Elle crie, elle frappe, elle mord tous ceux qui se mettent en travers d’elle et de son rêve doré. C’est elle qui conduit l’équipe de chaperons à la recherche d’Ivan dans les rues de New-York. Eux se démènent pour sauver leur emploi, elle se bat pour changer le cours de sa vie. Le message de Sean Baker est clair : ils appartiennent à la même classe, celle des larbins et des putes. Sauf qu’Anora, contrairement à eux, n’est plus capable de l’accepter. C’est pour ça qu’elle leur parle aussi mal, qu’elle se montre odieuse avec Igor, l’acolyte russe qui pourtant se montre prévenant avec elle. Elle ne peut pas se permettre d’être aimable avec eux, car toute son énergie est dirigée vers cette vie où justement elle ne ferait plus partie de cette classe de serviteurs. Tandis qu’eux ont déjà compris depuis longtemps que son conte de fée n’était qu’une illusion, Anora continue d’y croire jusqu’au bout.
Quand finalement les parents d’Ivan débarquent dans leur jet privé, elle tente même de s’adresser à sa mère comme si elle était sa belle-fille, en l’appelant Madame, en essayant d’être digne et respectueuse. Malaise général dans la pièce. Ivan, notamment, révèle par une grimace tout le dégoût que lui inspire ce spectacle. Mais attention, son dégoût n’est pas une prise de conscience, du genre «notre amour est impossible», «il y a trop d’obstacles». Oh que non, son dégoût est dirigé contre Anora : Comment cette pute a-t-elle pu croire un seul instant que ce mariage était pour de vrai ? On comprend que pour lui, il n’y a jamais eu d’ambiguïté. Ce n’était qu’un jeu. Un jeu qu’il a payé, et qui est à présent terminé.
Réalisant enfin sa naïveté crasse, Anora veut se venger en refusant un divorce à l’amiable. Mais la mère d’Ivan lui fait vite comprendre qu’elle ne fait pas le poids. Alors viennent la résignation et l’impuissance. Mais avec eux, viennent aussi la consolation et le réconfort auprès des «siens», relégués au fond du jet privé : Garnik, Toros, et surtout Igor, ce pauvre bougre qu’elle traite d’une manière infecte jusqu’à cette scène finale, lorsqu’elle décide de lui faire cadeau du seul bien qu’elle possède - son corps. Et ce don qu’elle offre sans rien en échange la rappelle à sa pauvreté essentielle. Il n’y a plus qu’à pleurer, dans ces bras qui s’offrent à elle.
Le film est une grande réussite parce que son approche n’est pas démonstrative, mais analytique. Chaque personnage possède sa propre individualité, et c’est dans l'interaction de ces individus qu’apparaît la violence des rapports sociaux. La condition sociale est comme un boulet aux pieds de la vie, qui brise l’élan de personnalités comme Anora. Toute son énergie étant gaspillée à servir et à plaire, il ne lui reste rien pour elle. L’idée du mariage avec Ivan la libère temporairement de cet esclavage, et c’est pour ça que la chute est si cruelle. Finalement, la seule limite du film tient à la forme narrative choisie. Les contes, cruels ou féériques, sont efficaces, mais n’échappent jamais non plus à un certain empâtement. La leçon de morale donnée par Baker est pertinente, fine et nuancée, mais ça reste une leçon de morale. On applaudit quand même.