Apart Together par ChristopheL1
Dans ses derniers long métrages, Wang Quan'an mettait en scène, à travers le portrait d'une femme, une Chine rurale ébranlée par la modernisation. Le mariage de Tuya -Ours d'or au Festival de Berlin en 2007- évoquait le destin d'une fermière de Mongolie-Intérieure obligée de demander le divorce pour pouvoir se remarier, et ainsi subvenir aux besoins de sa famille, notamment de son mari handicapé. La tisseuse (2009) racontait l'histoire de Li Li, une ouvrière d'une filature de Xian'an, confrontée à la fois aux difficultés économiques de l'entreprise qui l'emploie et à la maladie. Ces deux œuvres abordaient également la thématique du mariage impossible (dans La tisseuse, Li Li retrouve l'homme dont elle était amoureuse dix ans auparavant et qui n'avait pas été accepté par ses parents).
Si le nouvel opus du cinéaste chinois a cette fois pour cadre un univers urbain, il n'en reste pas moins cohérent avec ses précédents films. Apart together nous montre en effet une nouvelle fois les mutations profondes –et sans doute trop rapides- de la société chinoise. A la vieille ville de Shanghai, surpeuplée, sans commodités, crasseuse, et cependant fourmillante de vie sous ses toits colorés, avec ses comités de quartier, ses marchés, se substitue peu à peu un paysage fait de gratte-ciels ultramodernes, orgueils de la Chine du XXIème siècle (lors de l'excursion en bus, le guide touristique insiste surtout sur la hauteur des constructions), mais uniformisé et d'un gris évoquant le visage d'un mort.
A la fin, Qiao Yu'e et son mari attendent dans leur appartement moderne et aseptisé leurs enfants et petits-enfants pour le traditionnel déjeuner annuel réunissant toute la famille. Cependant, hormis leur petite-fille (Monica Mok), tous trouvent une excuse pour être absents. Comme si les grandes baies vitrées de leur nouveau logement, qui leur offrent pourtant un panorama unique sur la mégapole, au lieu d'être une ouverture, les isolaient. Tandis que les venelles sombres et malpropres du vieux Shanghai les rassemblaient. On pouvait y installer une table, y manger à l'air libre, sans cérémonie, parfois sous la menace d'une averse, mais ensemble. Des Raisins de la colère à ce film, la modernité est souvent synonyme de déracinement, d'éclatement du foyer...
Au-delà de cette réflexion sur les conséquences des évolutions de son pays, Wang Quan'an nous propose également une plongée ethnologique dans la société chinoise. Comme beaucoup de films asiatiques, la nourriture occupe ici une place très importante. C'était déjà le cas, par exemple, dans La colline aux coquelicots de Gorō Miyazaki, ou dans le très beau Still walking d'Hirozaku Kore-Eda. Celui-ci expliquait à ce propos en 2009 : Dans les réunions de famille, les mères sont toujours au fourneau, du matin au soir. Le personnage de la mère est le vrai moteur du film et c'est dans la cuisine qu'elle est le plus épanouie, parce qu'elle y contrôle tout. Il y a une deuxième explication : Still Walking est un film sur la mort et son contrepoint, la vie. Et la nourriture est un des symboles les plus forts de la vie. Dans Apart together, le rituel du repas est conçu comme une expérience de partage, presque une communion au sens religieux, un symbole de la cohésion du groupe.
L'auteur nous livre également une vision kafkaïenne de l'administration chinoise, lors d'une scène très drôle où, pour divorcer, Qiao Yu'e et son mari doivent d'abord... se remarier, leur union ayant été scellée par un acte rendu caduque par les changements de régimes...
Apart together est encore –surtout ?- un beau portrait de femme, Qiao Yu'e, interprétée avec beaucoup de délicatesse par Lisa Lu, qui incarna l'impératrice douairière Cixi dans Le dernier empereur de Bertolucci. L'héroïne connaît deux ruptures dans sa vie, l'une liée à l'histoire, qui l'a séparée de celui qu'elle aimait, l'autre découlant de la fracture générationnelle (sa petite-fille lui dit, avec beaucoup de cynisme, qu'attendre son fiancé parti étudié deux ans aux Etats-Unis sera moins long que sa propre séparation avec Liu) et des mutations de la société, qui mettent à mal les traditions.
Apart together est un film pudique, juste dans sa description des détails du quotidien, nostalgique mais pas trop, émouvant sans racolage émotionnel. Bref, un petit bijou, qui mérite amplement son Ours d'argent obtenu en 2010 pour son scénario.