Saïgon. Merde. Le Professore est toujours à Saïgon. À chaque fois, je crois que je vais me réveiller dans la jungle. Mais non, je suis dans une salle de cinéma, à revoir, pour la treizième fois, Apocalypse Now, le chef d’œuvre des chefs d’œuvres. Cette fois-ci, c’est pour la quatrième version de l’opéra Coppolien, imprudemment baptisée Final Cut.
Récapitulons . Première version, dite « Cannes » : sans générique de fin, fondu au noir au final (la meilleure), version 2 ramboesque : générique avec bombardement final, exterminons-toute-cette-racaille (la plus connue) ; Version Redux : 3h22 dont une heure de bavardages (version honnie) ; et cette version, paraît-il finale (Redux raccourcie)…
Ludovico est un bon client mais il n’est pas dupe, il sait très bien que cette opération marketing cherche à renflouer les caisses des vignobles Coppola, que ce Final Cut n’a de final que le nom, et qu’il y aura un jour un nouveau montage final director’s cut Redux lorsque l’ogre du Parrain aura besoin d’une nouvelle Lamborghini. Peu importe. Quand on a l’occasion de voir la bête en salle, on ne s’en prive pas.
Evidemment, c’est raté. Final Cut est une sorte de Redux réduit de vingt minutes dont on aurait enlevé les plus grosses bêtises (l’interview de Brando obèse à l’extérieur du temple, les scènes avec les playmates…) Mais on a gardé le pire : la pénible et inutile scène de la plantation française avec une Aurore Clément qu’on a connu meilleure…* Et surtout la stupide extension de la scène de surf. Dans la version originale, la scène se termine sur une note dramatique : « Un jour, cette guerre sera terminée », dit le Colonel Kilgore, des trémolos dans la voix. Que faire ensuite, semble-t-il penser, dans une vie pacifique et ennuyeuse, alors que nous vivons aujourd’hui des moments si excitants. Ce message, c’est le cœur d’Apocalypse Now, le message que martèlera Coppola à sa conférence de presse à Cannes, tel un Genevoix ou un Jünger de la Guerre du Vietnam : « La guerre fait partie de l’homme. Il n’y aurait pas de guerre s’il n’y a avait pas d’hommes prêts à la faire ».
Mais c’est le même Coppola qui massacre ici son message en transformant cette scène en gag : Willard et l’équipage du bateau volent la planche de surf de Kilgore, et celui-ci, pathétique, les pourchasse pour la retrouver. La scène, clownesque, détonne dans l’ambiance générale du film, et transforme Willard en gars sympa et humain. Tout le contraire du tueur marmoréen et nietzschéen qui hante le film.
Pour le reste, Apocalypse Now reste ce chef-d’œuvre imputrescible, qui démontre à chaque visionnage le génie du cinéaste Coppola, la force et la richesse de son propos, à la fois charge antimilitariste et war-opera au LSD. Aujourd’hui, les scènes qui fascinaient il y a quarante ans (hélico, explosions, Chevauchée des walkyries et tutti quanti) sont plutôt pâles selon les standards actuels. Mais ce sont les scènes intimistes qui éblouissent. En particulier l’incroyable briefing initial, duel verbal opposant Willard (Martin Sheen) à ses supérieurs, le Colonel Lucas (Harrison Ford) et le général Corman** (G.D. Spradlin) qui ne lui demandent rien de moins que d’assassiner froidement un colonel américain. Tout est dit dans cette scène, sur le Vietnam, la guerre, la hiérarchie, et tout est dit par le cinéma. Show, don’t tell. Un plateau de crevettes que refuse de manger les blancs mais que mange Jerry, le seul métis de la pièce (Jerry Ziesmer). Le magnétophone japonais Sony qui tourne alors que les asiatiques sont pris de haut (« these natives »), le pacte démoniaque que l’on fait signer à Willard sous forme d’un euphémisme « terminer le colonel Kurtz », et qu’on habille de discours philosophiques « il y un conflit en chaque cœur humain » ou de considérations pratiques « votre mission est de remonter la Nung jusqu’à Nu Mung Ba »… Le tout filmé de manière très classique, champ/contrechamp, panoramiques majestueux, et gros plans d’insert sur la nourriture que viennent seulement interrompre – tabou absolu du cinéma – des regards caméra. Ils viendront hanter les spectateurs pendant tout le film. De Willard au Général Corman, du Chef Phillips au Colonel Kurtz, les personnages d’Apocalypse now interrogent le spectateur du regard : que regardes-tu ? Que vois-tu ?
L’horreur, tout simplement. L’horreur. L’horreur.
- « There are two of you, don’t you see? One that kills… and one that loves ».
** A l’époque Coppola était en froid avec George Lucas. Roger Corman avait été son mentor.
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