Introduction
Suite au succès retentissant de La Passion du Christ, Mel Gibson entend bien réaliser son film de poursuite. Apocalypto nous conte l'histoire du jeune maya Patte de Jaguar dont le village se voit saccagé par un groupe de guerriers venant d'une cité toute proche. Hommes et femmes sont capturés, les uns pour être sacrifiés, les autres pour êtres réduits en esclavage. In extremis, Patte de Jaguar parvient à cacher sa femme (enceinte) et son fils dans un puits. Pour notre héros, l'objectif sera de survivre à la mort pour sauver sa famille. Les détracteurs de celui qu'ils nomment péjorativement Mad Mel verront sans doute en ce film une énième œuvre catho-intégriste, raciste, dépeignant une civilisation inhumaine dont la cruauté justifie l'arrivée des Espagnols en fin de film pour évangéliser ces païens sauvages. Une interprétation pour le moins simpliste qui vous vous en doutez ne me convainc guère. Penchons-nous donc sur cette œuvre démesurée et dépaysante qu'est Apocalypto.
Analyse
1. "Lorsqu'il reçut tous les dons de la nature, l'homme se leva et partit"
L'un des grands thèmes d'Apocalypto est sans conteste celui du rapport entre l'homme et la nature. "Lorsqu'il reçut tous les dons de la nature, l'homme se leva et partit." Sermonne le sage du village. L’homme est en effet bien partit, partit pour créer de toutes pièces un nouveau monde, son monde, en totale déconnection de l'environnement qui l’a vu naître. Nous le savons désormais, les mayas pratiquaient déjà la déforestation (comme quoi on a rien inventé). En effet, construisant leurs cités au milieu de la jungle d’Amérique centrale, l'abattage régulier de la forêt semblait inévitable afin de développer l’agriculture, base de leur subsistance. Cette déforestation entraîne cependant différentes catastrophes comme des coulées de boue qui entraînent à leur tour la prolifération de maladies qui détruisent les cultures, causant par corollaire des périodes de famine ainsi que des épidémies. A ce portrait peu reluisant du fonctionnement de la société maya, Gibson oppose la vision idyllique du village de Patte de Jaguar. Ils vivent selon les règles de la nature, jouissent des ressources qui leur sont misent à disposition et prélèvent uniquement le stricte nécessaire à leur survie. Mais voilà, ce petit monde aux allures de Jardin d’Eden est brusquement ramené à la réalité de l’être humain. Une fois les villageois faits captifs, ils sont menés de force jusqu’à la cité. Dès cet instant, Patte de Jaguar devient en quelque sorte l’avatar du spectateur, c’est à travers son regard que Gibson nous montre la décadence de l’homme et son immense déconnection. Ainsi, plus la petite troupe se rapproche de la cité, moins la végétation se fait présente, la jungle profonde et généreuse fait place aux saccages de l’homme, desquels découlent la mort des cultures et autres épidémies. Une scène coupée du film accentue encore un peu plus cette vision d’apocalypse, une scène montrant un jeune faon blessé et apeuré, s’enfonçant dans la forêt et s’éloignant du territoire des hommes sous le regard de Patte de Jaguar et des siens. On apprend également que la vie de la cité est basée sur une forme d'industrialisation, les mayas se servant des arbres coupés dans le but de produire la chaux qui recouvre leurs immenses temples. Dès l’instant où notre héros est arraché à sa terre, il est intéressant de constater qu’il devient quasi totalement passif, impuissant (le simple fait qu’il survive au sacrifice n’est pas de son fait), il subit ce qui lui arrive et ce pendant une bonne partie du film (Ex: lors de la course poursuite du dernier acte, il ne songe qu’à se cacher pour échapper à ses assaillants). Le tournant s'opère lorsqu’il "renaît de la boue et de la terre", clin d'œil direct à la création de l’homme par Dieu dans le livre de la Genèse: "Dieu crée Adam, le premier homme, à partir de la glaise et le place dans le jardin d'Eden, qu'il a pour fonction de cultiver […]". Dès lors, notre héros renaît à la nature pour devenir un être total, en adéquation avec son environnement, il ne fuit plus et fait face à ses bourreaux en tirant profit de ce que la nature lui offre. Les rôles s'inversent donc, la proie devient prédateur, le chasseur devient le chassé. Les guerriers mayas menés par Zéro Loup, jusque-là acteurs de la poursuite, ne peuvent plus que se résigner à subir l'action car sont devenus totalement étrangers à l'environnement qui les a vu naître (ils deviennent d'ailleurs la cible de la nature elle même, devenue pour eux hostile (jaguar, serpents, frelons)). Ils sont littéralement relégués au rang de bêtes traqués (comme le sous entend la scène où Zéro Loup est tué par un piège à tapir).
Autre indice en faveur l’omniprésence du thème de la relation entre l’homme et la nature, il est intéressant d’observer que le personnage de la femme du héros peut être vue comme une allégorie de la nature. En effet, il y a une analogie entre le chemin de Patte de Jaguar pour retrouver sa femme et sa reconnexion avec la nature. Il doit sauver sa femme avant qu'il ne soit trop tard comme l'homme doit se reconnecter à la nature avant qu'elle "ne puisse plus rien lui offrir" et pour se sauver lui-même. Ce parallèle est d'ailleurs symbolisé assez clairement lorsque un guerrier maya sectionne la liane qui permettrait à Patte de Jaguar de remonter du puit sa femme et son fils. Symboliquement, le personnage est coupé de sa femme et de son environnement (A noter que c'est à ce moment précis que le convoi quitte les lieux du massacre pour rejoindre la cité). De même, une phrase qui reviens ponctuellement et à des moments cruciaux dans la bouche de la femme du héros pourrait appuyer ce parallèle: "Reviens-moi". Cette phrase est bien sûr destinée à la personne de son mari mais peut également s'appliquer à l'humanité en général. Apocalypto n'est ni plus ni moins qu'une mise en garde. Pour Mel Gibson, l’homme s’est depuis trop longtemps coupé de la nature et doit d’urgence s’y rattacher, au risque de courir à sa perte. Cette idée est d'ailleurs magistralement retranscrite dans le tout premier ainsi que l'ultime plan du film : le premier plan montre en effet un animal sortir en trombe de la forêt, quand le dernier met en scène un homme se réfugiant dans cette même forêt. En somme, toute l'étendue du message du film résumé en deux plans.
2. La décadence des sociétés humaines
Dans son film, Mel Gibson fait clairement le portrait d’une société malade. Non contente de détruire son environnement, elle avilit l’être humain, pauvres comme riches. Les pauvres vivent en périphérie de la cité dans le dénuement le plus total, quant aux riches, ils brillent par leur immoralité, leur profond mépris de l’homme du peuple ou encore leur soif de pouvoir. L’on apprend également que la vie de la cité est basée sur l'esclavage (fait attesté par les mayanistes). Comme dit précédemment, la cité et ses troubles nous sont montrés à travers le regard des captifs, nous sommes face à une société soi-disant développée, rayonnante, fleuron de la puissance de la civilisation Maya (comme semblent en attester la présence de ces immenses pyramides), qui nous apparaît en réalité comme vil, violente, abandonnée à l’anarchie et au désordre, en somme comme une société décadente.
Après ce tour d’horizon peu flatteur, Gibson enfonce une dernière fois le clou en dénonçant la malhonnêteté des élites dirigeantes. En effet, en ces temps difficiles le peuple se tourne vers la religion dont la classe dominante (elle aussi devenue décadente et inhumaine) profite pour renforcer son emprise sur le peuple. Deux critiques reviennent régulièrement dans la bouche des détracteurs du film pour souligner sa soi-disant ignorance : Tout d'abord, seuls les personnages de hauts rangs (Ex: rois, guerriers…) étaient sacrifiés aux dieux, ensuite, les mayas possédaient de grandes connaissances en astronomie, connaissaient les éclipses et savaient les prévoir. Je ne remettrais pas le couvert au sujet de la place de l'historicité dans le cinéma de Mel Gibson, sujet auquel j'ai consacré ma critique de Braveheart. Ensuite, Gibson nous présente une société décadente au sein de laquelle plus aucune valeurs ne prévaut, l'on pourrait donc tout à fait imaginer que le roi lui-même se soit affranchis de son devoir religieux, ce qui expliquerait qu'il faille aller chercher ailleurs des hommes à sacrifier (avant de procéder au sacrifice, le prêtre va même jusqu'à prononcer ces mots qui nous offrent une preuve supplémentaire du dévoiement de cette société qui ne respecte même plus ses dieux : "[…] guerrier valeureux et volontaire […]". Un mensonge éhonté prouvant une fois de plus la décadence de cette société). En ce qui concerne l’éclipse, le film insinue clairement grâce à des jeux de regards assez explicites que le roi, le prêtre et autres aristocrates étaient pleinement conscients de l’imminence du phénomène, le peuple, en revanche, étranger à toutes ces notions, voit donc ce phénomène naturel avec crainte et par conséquent se tourne vers le roi et ses sbires pour y remédier. C'est grâce à son savoir que la classe dirigeante parvient à garder la mainmise sur le peuple, ce dernier étant persuadé que le prêtre est en capacité de dialoguer avec les dieux. Gibson fait clairement le portrait d'une classe dirigeante manipulatrice qui ne songe qu'à conserver son pouvoir sur le peuple.
Par sa décadence, la civilisation maya s'est fragilisée, devenant ainsi une proie facile pour les Espagnols (l'Espagne étant alors à l'apogée de sa puissance) en quête de terres à conquérir. Ce qui nous renvoie très logiquement à la citation de Will Durand en ouverture du film : "Une grande civilisation n'est conquise de l'extérieur que si elle s'est détruite de l'intérieur." Une citation valable pour toutes les civilisations de l'Histoire de l'humanité, y compris la notre, et c'est précisément ce que souhaite nous faire comprendre Gibson. Il est intéressant de remarquer que cette citation tient également lieu de conclusion au film La Chute de l'empire romain d'Anthony Mann, tout un symbole.
3. La reproduction de la violence
Apocalypto met en avant la reproduction de la violence dans les sociétés humaines à travers plusieurs points. Tout d'abord, à moindre mesure, on peut noter la relation entre Zéro Loup et son fils qui reflète également à merveille les conditions d'intégration dans une société fondée sur la violence. En effet, le fils de Zéro Loup ne peut prétendre à intégrer le groupe de guerriers qu'après avoir fait ses preuves au combat, c'est seulement à cet instant que son père, en symbole de son intégration lui offre un objet qui semble revêtir une valeur toute particulière : son poignard. Cet arc narratif est une parfaite représentation de la place primordiale que tient la violence dans cette société. Une violence dont le fils de Zéro Loup sera la victime. Cette dimension du film trouve d'ailleurs tout son sens dans cette phrase prononcée par Jésus dans La Passion du Christ : "Ceux qui vivent par l'épée périront par l'épée". Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que c'est la mort brutale de son fils qui pousse Zéro Loup à se lancer à la poursuite de Patte de Jaguar avec l'intention de venger sa mort. Une culture de la violence qui le perdra à son tour. Pour finir, lors de la scène du sacrifice, une phrase prononcée par le prêtre atteste que la violence est le propre de l'être humain: "Guerrier valeureux et volontaire, de ton sang tu régénère le monde d'âge en âge."
4. Interpréter l'arrivée des Espagnols
Ce plan a fait couler beaucoup d’encre, certains l’interprétant de la manière la plus paresseuse qui soit en affirmant que la soudaine arrivée des Espagnols est comparable à la venue du Messie, une venue qui serait justifiée par la violence de la société maya que Gibson s’est astreint à mettre en exergue durant tout le film. Une violence qui justifierait donc la colonisation et l'anéantissement de cette culture pour faire place à la "vraie religion". Pour ma part, cette analyse n’est ni plus ni moins qu’un énième procès d’intention intenté à un réalisateur que l’on cherche davantage à caricaturer qu’à réellement comprendre. Le fait est que cette interprétation va totalement à l’encontre du message profond du film et surtout de sa filmographie. En effet, le cinéma de Mel Gibson ne cible pas telle ou telle frange de la société, chez Gibson les riches ne sont pas forcément méchants et les pauvres gentils et injustement opprimés, au contraires il prône une vision globale de l’être humain qu’il dépeint sous toutes ses facettes, même (surtout devrais je dire) les moins reluisantes, que les personnages soient riches ou pauvres, il y a l’homme vaillant, courageux, l’idéaliste, le fidèle mais aussi le lâche, l’homme cupide, violent, fourbe, détraqué… Gibson dresse un portrait sans concession du genre humain. Et au dessus de tout cela, on retrouve le héros gibsonien. Plus qu’un personnage, il est une idée, un idéal, mainte et mainte fois persécuté (par les hommes justement), le héros dans les films de Gibson transcende ceux qui le croise, il permet aux hommes de s’extirper de leur simple condition d’êtres humains pour accéder à quelque chose de supérieur, à une forme de transcendance. Avec Apocalypto, Mel Gibson traite frontalement un sujet qu’il a toujours abordé de façon plus secondaire dans ses films précédents (mais qui a néanmoins toujours été présent dans son cinéma) : l’impact des sociétés humaines sur l’homme. Sur ce point, Apocalypto se veut plus pessimiste que ses prédécesseurs, car si dans Braveheart, La Passion du Christ ou plus tard Tu ne tueras point, les hommes finissent par se rendre compte de leurs erreurs à la vue des souffrances subis par les "héros" (Une prise de conscience qui, conformément au rôle d’idéal du héros gibsonien, permet à l’humain de s’élever), il n’en est rien en ce qui concerne Apocalypto. En effet, comme dit plus haut, une fois arrivée dans la cité, Patte de Jaguar devient l’avatar du spectateur, c’est à travers son regard que Gibson nous fait juger les sociétés humaines, les mayas d’abord mais également les Espagnols en fin de film. Tout comme lors de la traversée de la cité, Gibson ne s'appesantit pas sur l'entrée en scène de ce nouveau peuple, qui, encore une fois, ne nous est uniquement montré qu'à travers le regard du héros. Notons par ailleurs que l’arrivée des Espagnols n’est guère montrée de façon positive, débarquant sous la pluie et l'orage, en ce sens, la fin du film convoque une imagerie ouvertement apocalyptique, nous assistons littéralement à la fin d'un monde. Ajouter à cela que l’arrivée des colons est clairement synonyme de punition divine dans la bouche de l’oracle (la petite fille malade en milieu de film) qui en parle comme d’un cataclysme qui "détruira le ciel et la terre". Avec ce film, je pense plutôt que le projet de Gibson était de montrer qu’à ces yeux, les sociétés humaines et l’homme en lui-même sont pris dans un cercle vicieux: une civilisation grandit atteint son apogée et meurt car devenue décadente. Elle est ensuite, sinon achevée, supplantée par une civilisation montante ou déjà au fait de sa gloire, qui va à son tour grandir, atteindre son apogée (si ce n'est déjà le cas), puis mourir car ayant reproduit les mêmes erreurs que la civilisation précédente. Et ce car l'homme, malgré le temps qui passe, demeure fondamentalement le même. Et s’il fallait apporter une dernière preuve de ce que j'avance, remarquez comme Patte de Jaguar, à la vue des Espagnols, est le seul à prendre la fuite, contrairement à ses deux assaillants qui, comme attirés par des hommes qui, au fond, leur ressemble, préfèrent approcher ceux qui les mèneront à leur perte, dans la violence encore et toujours. L’attitude des deux assaillants de notre héros peut d’ailleurs être mise en relation avec l’attitude méfiante de ce dernier envers les Espagnols à la toute fin du film. En effet lorsque sa femme lui demande s’ils doivent aller à la rencontre de ces hommes d'un nouveau genre, Patte de Jaguar se contente de répondre : "Allons dans la forêt, repartir de zéro". Notre héros a été témoin de la barbarie de l’être humain et de la société malade qu’il a créé en totale déconnexion avec la nature. Venant lui-même de la forêt, il a su porter un regard extérieur et objectif sur le fonctionnement de cette véritable Babylone mésoaméricaine lui permettant, contrairement à ses assaillants qui ont toujours vécus dans la décadence de la cité, de juger de leur état de décrépitude avancé, inéluctable horizon de toute civilisation. Pour finir, en parfait héros gibsonien, Patte de Jaguar véhicule une certaine idée de l’être humain, un idéal prônant un retour à l'essentiel, à la nature et à des valeurs simples. Ainsi, pour la première fois dans la filmographie de Mel Gibson, l’idéal véhiculé par le héros gibsonien ne triomphe pas, ce dernier contemplant la chute d’une civilisation et le début d’une nouvelle ère dans une sorte de darwinisme adapté aux civilisations, avant de s’en retourner dans la forêt, où la caméra elle-même se refuse à le suivre.
5. "Incarner" une poursuite
Avec ce film, Mel Gibson désir par dessus tout retrouver ce pur fantasme de cinéphile : le caractère "incarné" d'une poursuite. La poursuite et probablement le premier schéma qui nous vient à l'esprit lorsque l'on convoque l'univers du cinéma d'action. Et pour cause, nombreux sont les films usant ad nauseam de cette ficelle narrative vieille comme le septième art. Et pourtant, la poursuite s'est peu à peu vue dévitalisée, vidée de son sens originel d'une littéralité enfantine. Après tout qu'est ce qu'une poursuite si ce n'est une bande de personnages se rendant d'un point A à un point B ? D'un départ à une arrivée ? Rien d'autre en effet. Et c'est bien là que réside le sens profond de la poursuite. Car oui, une poursuite, c'est se rendre d'un point A à un point B, d'un départ à une arrivée, d'un début à un fin, il s'agit là ni plus ni moins que le mouvement d'une humanité, la naissance vers la mort, une quête initiatique, et bien d'autres choses. Parfois, la poursuite peut se voir doter, à la manière d'Apocalypto ou de Mad Max : Fury Road, d'un troisième acte, à savoir : se rendre d'un point A à un point B pour revenir au point A. Dans ces deux chefs-d'œuvre du cinéma d'action, le sens qu'incarne la poursuite diverge : quand Fury Road nous parle d'un espoir fantôme à aller chercher au-delà de l'enfer, avant de s'apercevoir que cet espoir tant rechercher est en réalité cet enfer que l'on avait mit tant de hâte à quitter, Apocalypto, lui, nous conte le parcours de l'être humain autant que celui de son héros. En effet, le premier plan du film est celui d'un animal sortant en trombe de la forêt, l'on parcours ensuite le village de notre héros, reflet paradisiaque des premières sociétés humaines, avant d'évoluer au milieu de la civilisation dans toute sa splendeur décadente, apogée présumé du genre humain, pour finir par un troisième acte nous ramenant dans la forêt et se clôturant par le plan de notre héros et de sa famille se réfugiant dans cette même forêt que l'animal fou avait mit tant de fougue à quitter dès le premier plan. De la même manière, ce schéma fonctionne si l'on considère Patte de Jaguar comme le héros gibsonien classique, ouvrant ici la voix au retour de l'homme à la nature. Voilà ce que j'appelle "incarnation" : conférer un sens et une puissance destructrice à ce schéma malheureusement galvaudé. Ici, Gibson nous montre d'où l'homme est parti (la nature, le village), où il en est arrivé (la décadence de la civilisation), et ce à quoi il faudrait revenir pour nous sauver de cette décadence cyclique (le retour à la nature et aux valeurs simples). Malheureusement, la réalité de l'homme n'est pas celle là, faisant probablement d'Apocalypto le film le plus dépressif et pessimiste de son auteur. L'idéal est toujours là, dans la forêt, encore faut-il "avoir le courage de le suivre", pour reprendre les mots du père de William Wallace.
6. Du propos à portée universelle à la polémique bassement idéologique il n'y a qu'un pas
Depuis la sortie de La Passion du Christ et suite aux dérapages, pas vraiment contrôlés, ayant précédés la sortie d'Apocalypto, l'image de Mel Gibson est, probablement à jamais, entaché par les accusations d'antisémitisme, tant et si bien que certains, ne cachant en rien leur détestation de l'artiste et plus encore de l'homme, se complaisent dans une analyse fortement orientée des films du bonhomme. Partant de ce principe, il ne fut guère compliqué pour les détracteurs de Mad Mel de qualifier ouvertement Apocalypto de film raciste, dissimulant, à l'image de La Passion du Christ, un antisémitisme latent. A vrai dire, si répondre à ces accusations m'ennuie si profondément, c'est parce qu'elles réduisent à une vulgaire et haineuse attaque ciblée un parti pris dont la symbolique touche à l'universel. Pour comprendre comme il se doit le parti pris de Mel Gibson, il est important de faire entrer en résonance Apocalypto avec les autres projets du cinéaste. En effet, qu'il s'agisse des pharisiens de La Passion du Christ, des soldats et de l'état major de Tu ne tueras point, des anglais de Braveheart ou des villageois de L'Homme sans visage, Gibson ne parle jamais à une échelle ethnique mais bien à celle de l'humanité, à travers le regard de Gibson, ce ne sont pas de simples peuples qui entravent le héros mais bien la condition humaine dans tout ce qu'elle comporte de plus horrible. Les prêtres d'Apocalypto ne sont à ce titre qu'une énième itération du regard universel qu'il porte sur l'humanité et les civilisations. Le portrait fait des prêtres mayas n'est rien moins que celui que Gibson fait de tout peuple et de toute civilisation, à savoir celui d'un organisme hiérarchisé dont l'élite manipule le peuple, celui d'une civilisation versant volontiers dans la plus grande violence lorsque l'ordre établit ainsi que le pouvoir d'une poignée d'individus se voit menacé. Il n'est ainsi nullement question de racisme ou d'un quelconque antisémitisme dans ce quatrième film qui s'inscrit en droite ligne dans les thèmes de prédilection d'un auteur livrant sa vision, non pas d'un peuple en particulier, mais bien de l'homme et des civilisations dans toute leur diversité. Ce n'est pas parce qu'un artiste ne représente pas un peuple quel qu'il soit sous son meilleur jour qu'il nourrit une quelconque animosité à l'égard dudit peuple, à vrai dire, Gibson aurait pu prendre pour cadre n'importe quelle civilisation (précisément car elles fonctionnent toutes de la même manière), le message serait tout de même passé. Si Gibson avait prit pour cadre l'Occident chrétien, l'Espagne du siècle d'or ou que sais-je, le film aurait probablement été accueilli à bras ouverts par les critiques du bout du nez et l'intelligentsia du cinéma, reflet d'une société occidentale toujours prompt à l’autoflagellation, à l’autoculpabilisation et au lynchage systémique de sa propre Histoire. Parce que tout n'est pas tout blanc, la civilisation maya avait elle aussi, n'en déplaise aux esprits simples et/ou formatés, ses faces sombres. Et parce que c'est l'apanage de toute civilisation humaine, pourquoi le cinéma devrait-il, au nom d'une dictature idéologique prônant une vision éminemment utopique du monde et de l’Histoire, s'abstenir de les représenter comme telles ?
Avec Braveheart, Mel Gibson a prouvé son immense talent de réalisateur, talent qu'il a poussé encore plus loin avec le sublime La Passion du Christ. Avec Apocalypto, Gibson récidive en nous offrant une réalisation ultradynamique et immersive. Afin de donner vie à ses ambitions et parfaitement conscient qu’il lui serait impossible de les assouvir avec les caméras habituelles, il s’approprie avec une facilité déconcertante la caméra numérique ultralégère Genesis de Panavision, lui permettant d’offrir au spectateur des plans à couper le souffle (Ex: Au dessus de la cascade) et surtout de filmer très proche de l’action, renforçant ainsi l’immersion et le dynamisme de certaines scène (Ex: La course poursuite dans la jungle). Comme toujours chez Gibson, le casting est tout bonnement parfait. Hormis Raoul Trujillo connu pour avoir joué dans Le Nouveau monde de Terrence Malick ou plus récemment dans Blood Father justement aux côtés de Mel Gibson, les acteurs sont tous inconnus du grand public, ce qui ne les empêche pas de crever littéralement l’écran. On soulignera entre autres l’interprétation magistrale de Rudy Youngblood qui campe Patte de Jaguar ou encore Gerardo Taracena dans le rôle de Œil du Milieu. La photographie de Dean Semler est encore une fois sublime et la bande originale du regretté James Horner à base de sonorités tribales amplifie la dimension mystique du film. Apocalypto brille également par ses décors pharaoniques dont l'immense majorité (y compris les pyramides) a été construite sur place pour plus de réalisme. Des décors qui ne sont pas sans rappeler les films de Cecil B. DeMille dont Gibson est en quelque sorte l'héritier. Outre cette influence évidente, le cinéaste pioche allègrement dans les expérimentations de son mentor George Miller, notamment dans le découpage de la course poursuite. Après tout, Apocalypto ne compte-t-il pas parmi les nombreux rejetons de la saga Mad Max ? En effet, avec sa course poursuite haletante à la Mad Max 2 ou sa cité en pleine décadence dans la droite ligne de Au-delà du Dôme du tonnerre, Apocalypto de Mel Gibson semble devoir beaucoup à l'univers postapocalyptique de George Miller. Mais s'il semble indéniable que Miller ait inspiré Gibson, l'inverse se vérifiera également en 2016, lors de la sortie du quatrième volet de la saga australienne, l'unanimement apprécié Mad Max : Fury Road. En effet, avec son voyage du héros en trois temps (départ du point A vers un point B pour revenir au point A), le fait de placer une grossesse, en l'occurrence celle d'une des concubines d'Immortan Joe, au centre du film, ou encore sa Citadelle plus proche de la cité maya d'Apocalypto (avec ces hauts dignitaires manipulant le peuple) que de la ville de Bartertown dans le troisième opus, il y a fort à parier que le film de Mad Mel constitue l'une des principales influences de Fury Road. Pour en finir avec le chef-d'œuvre de George Miller, il est intéressant de remarquer qu'à la manière de Mad Max 4, la course poursuite d'Apocalypto revêt un sens profond. En effet, si la course poursuite de Fury Road est parfaitement comparable au déroulé d'une vie humaine (partir de chez soit et vivre sa vie pour finalement se résigner à revenir au point A afin de se trouver), Apocalypto reprend le parcours d'une civilisation (partir d'un village de chasseurs/cueilleurs dans la jungle pour parvenir au fur et à mesure au pic de civilisation que constitue le centre de la grande cité, avant de retourner à la nature après avoir constater la décadence inhérente à toute civilisation). Outre la saga du génie australien, force est de constater que l'héritage d'Apocalypto a fortement marqué l'autre grande épopée science-fictionnelle du début du XXIe siècle : Avatar de James Cameron. Parce que l'objectif premier du cinéma, outre d'éduquer ou d'élever est bien de divertir, Gibson se réapproprie les codes du cinéma d'action des années '80, pour nous offrir un spectacle bourré d'action fun et décomplexée. Outre l'influence évidente de Mad Max, on peut aussi citer Conan le barbare de John Milius, Predator de John McTiernan ou encore Rambo : First Blood de Ted Kotcheff. Film de Mel Gibson oblige, Apocalypto possède bien évidemment son lot de clins d’œil bibliques, on peut notamment citer le parallèle entre la chute de la civilisation maya et l’épisode des dix plaies d’Egypte, la fuite de Patte de Jaguar faisant inévitablement penser à la fuite des hébreux d’Egypte dans le livre de l’Exode ou encore l'ascension de la pyramide par nos bons villageois, qui rappelle aisément l'escalade du Golgotha par Jésus lors de son chemin de croix. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que ce dernier point semble assez récurent dans la filmographie du cinéaste Gibson (Ex: L'ascension du Golgotha dans La Passion du Christ, l'escalade de la pyramide dans Apocalypto donc, ou encore celle de la falaise d'Hacksaw dans Tu ne tueras point).
Conclusion
Sans doute un des films les plus dépaysant de ces dernières années, Apocalypto constitue, avec La Passion du Christ, le sommet de la carrière du cinéaste. Puissant, émouvant, intelligent (dans son propos comme dans sa mise en images), aventure quasi mythologique menée d’une main de maître par un réalisateur au sommet de son art, Apocalypto de Mel Gibson dresse un portrait peu flatteur de nos sociétés et de la nature humaine. Véritable film désenchanté et pessimiste sur la décadence et l'avenir de l'homme et des civilisations, Apocalypto nous exhorte à nous affranchir du mensonge et de la corruption, d'un système éminemment violent et décadent pour prendre un nouveau départ, quand bien même l'épilogue on ne peut plus fataliste du film ne laisse que peu de place au doute concernant la capacité de l'homme à changer ce que Mel Gibson considère comme sa nature profonde.