À la façon d’un Clint, mais de manière peut-être encore plus poussée, encore plus profonde et irréductible, Mads Mikkelsen a toujours eu des rôles de solitaire. Depuis son premier long-métrage, en 1996, avec « Pusher » de Nicolas Winding Renf, jusqu’au superbe « Michael Kohlhaas » (2013) d’Arnaud des Pallières, en passant par « Bleeder » (1999) ou « Le Guerrier silencieux » (2010) du même NWR, « Les Soldats de l’ombre » (2009) de Ole Christian Madsen, « The Door » (2009) de Anno Saul, « Royal Affair » (2012) de Nikolaj Arcel ou encore « La Chasse » (2012) de Thomas Vinterberg, il incarne ces héros rongés de solitude, parce que seuls même au milieu du groupe, du fait de leurs blessures, ou bien encore dressés contre celui-ci dans une position de résistance plus ou moins désespérée. Est-ce sa haute stature qui lui vaut de tels rôles ? Ses épaules aptes à les porter ? Son port altier, inscrit dans sa morphologie par des années de danse avant d’épouser le métier d’acteur ? Son regard plissé, qui ne saurait céder ? Tout, en lui, concentre ces qualités du héros. Qualités qui, à la fois, distinguent et isolent.
Dans « Arctic » (2019), premier long-métrage du réalisateur mexicain Joe Penna, lancé par YouTube, ce superbe isolement est porté à son incandescence. Une incandescence glacée, fascinante de blancheur, arborée par les paysages démesurés des terres arctiques. Creuset parfaitement et implacablement pur.
Projeté sur ce sol aussi brutalement et avec aussi peu de justifications que le héros lui-même, introduit seulement, devant un écran noir, par une bande-son donnant à entendre des pas dans la neige, le spectateur se retrouve face à un Mads Mikkelsen absorbé par une volumineuse parka, dont on suit le rituel de vie au sein de cette immensité : une vie radicalement solitaire, scandée par les impérieux petits bips de sa montre programmée, qui lui dictent ses activités successives, toutes commandées par les règles de survie. Du crash qui l’a conduit là, de sa vie antérieure, on ne connaîtra que le petit avion échoué dans lequel le héros, masque minéral et inexpressif, abrite encore ses nuits, en attendant, depuis longtemps déjà, des secours auxquels, presque méthodiquement, il s’obstine à croire.
Toute survenue animée, dans une telle solitude, ne peut que modifier très profondément cette vie précaire : ce peut être celle de l’ours, immensément redoutée ; ce pourrait être celle des sauveurs si ardemment attendus ; ce sera celle de sauveteurs immédiatement placés dans la position d’être, à leur tour, secourus. Alors s’enclenchera le second mouvement, passionnant : non plus la robinsonnade arctique, mais l’exploration du thème de l’autre, à cru, de façon totalement dégagée de toute problématique de séduction. À quels exploits un être humain, Overgård, pourra-t-il être porté pour sauver autrui ? Que pourra-t-il accomplir, pour l’autre plus encore que pour lui-même ? Autrement dit, dépasser la représentation de l’autre-à-secourir comme fardeau... Au-delà de la question bien concrète des kilos à porter, tracter, hisser, l’autre, alors, ne devient-il pas moteur, formidable carburant...? D’où les quelques paroles, reprises comme un mantra : « Tout va bien. Tu n’es pas toute seule ».
Dans un rôle presque mutique, avec son visage pour seul instrument et quelques rares mots, ou cris, pour toute profération, la performance de Mads Mikkelsen, qui reconnaît avoir affronté là l’un des tournages les plus éprouvants de sa carrière, force le respect, renouvelle et renforce une admiration dont on a compris qu’elle était déjà grande. Se lisent, sur ses traits, toute la force en même temps que toute la bouleversante vulnérabilité de l’homme. À l’entour, le paysage, dans toute son inhumaine beauté, forme un écrin implacable. « Le silence des espaces infinis m’effraie », avouait Pascal. On regrette seulement que, cédant sans doute à la même crainte, Joe Penna ait rendu trop constamment présente la musique assez élémentale, entre synthétique et ethnique, donc par ailleurs très supportable, de Joseph Trapanese. Lorsque, vers les scènes finales, le silence de ces « espaces infinis » prend enfin ses droits, on ne mesure que mieux combien le film aurait pu gagner encore à le faire entendre davantage.
Il n’empêche : l’ultime scène vaut un nouvel hommage à la subtilité du scénario. Évitant le happy end comme le tragique, il offre une lecture ouverte, entre optimisme et phantasme. On pense à l’arrivée des secours, sous la forme de pompiers et de lances, à la fin du très beau film de Thomas Cailley « Les Combattants » (2014) : incarnations du fait que « le pire n’est pas toujours sûr » et que des recours, voire des sauveurs existent... De même, ici : les héros, maintenant deux à se trouver en détresse, bénéficieront-ils de la même aide que celle que Overgård a prodiguée... ? Adviendra-t-il un nouveau recours, un nouveau relais de vie...?
On quitte la salle en ayant éprouvé, simultanément, froid dans le dos et chaud au cœur : fantarctique !