De la contrainte naît la liberté

Ariaferma est à mes yeux un petit chef d’œuvre de cinéma carcéral. Dans une prison qui est en passe d'être détruite, douze détenus sont maintenus dans les lieux dans l'attente de leur transfèrement, faute de place dans les prisons devant les accueillir. Pour les surveiller, l'administration charge une équipe réduite de gardiens d'assurer le service minimum. Pas de visites, pas d'activités, pas de cuisine. C'est l'expérimenté Gaetano qui est chargé d'assurer le commandement de cette prison en sursis, et de toute cette petite communauté humaine de gardiens et de détenus.

Petit à petit, Gaetano comprend qu'il marche sur des œufs. Il souhaite éviter les incidents à tout prix et veut démontrer qu'il est capable de gérer la situation sans recours à la hiérarchie ; il consent, par petites touches, à sortir du cadre posé par le règlement, et ce, malgré les critiques ou les craintes de ses collègues. Petit à petit, ses initiatives vont redonner vie à ce lieu sordide et Gaetano va parvenir, presque à son corps défendant, à révéler l'humanité de cette communauté humaine de relégation. Quitte à briser les codes.

Les détenus refusent de manger car la bouffe est dégueulasse ; ils entament une grève de la faim. Pour ne pas perdre la face, Gaetano accepte la proposition du plus dangereux des détenus, Lagioia, un chef mafieux en fin de peine, intelligent et charismatique qui exerce une sorte d'autorité sur les autres détenus. La cuisine sera rouverte et c'est Lagioia, lui-même, qui fera la cuisine sous la surveillance rapprochée de Gaetano en personne.

Cette scène est le tournant du film. La cuisine devient un endroit de liberté, surveillée certes, où Gaetano et Lagioia vont faire de ce face à face, une occasion de découvrir, subtilement, ce qui les réunit et les sépare, autrement dit leur humanité partagée dans toute sa profondeur biographique. Gaetano ne cherchera nullement à se faire ami avec le détenu et il conservera une froide et salutaire distance face au criminel. Mais une magie s'opère : quels que soient les crimes qu'ils ont commis, le détenus redeviennent des être humains qui méritent un droit ontologique à la dignité. Condition sine qua non à la réinsertion.

Certes, les stigmates et les distinctions ne seront pas totalement abolis : les gardiens tâchent de maintenir une frontière morale entre eux et les détenus qui ont du sang sur mains. Stratégie de défense vitale qui permet aux gardiens d'accepter d'être, en définitive, logés à la même enseigne que les prisonniers : eux sont ici par choix et sont payés pour être prison. Pour le reste, la même crasse, le même enfermement, la même nourriture infâme.

La faune carcérale dans toute sa nue réalité redevient l'espace d'un instant une communauté humaine, chamarrée, attachante et complexe. Le réalisateur met la focale sur trois d'entre eux pour mieux révéler leur humanité et leur solidarité. Lagioia, le vieux mafieux va se transformer en cuisinier hors pair et surtout la figure tutélaire de la communauté de détenus. Fantaccini, le petit délinquant dépassé par la monstruosité de ses actes, va se révéler un aidant désintéressé et sensible. Arzano, le vieillard violeur d'enfant, se révèle quant à lui dans sa triste déchéance humaine : il perd la tête et n'est plus qu'un spectre en sursis qui devrait, tout au plus, susciter de la pitié. Et pourtant, en tant que pointeur, il ne sera jamais admis dans la communauté des détenus. Car ces derniers ont, tout comme les gardiens, besoin de créer des distinctions morales illusoires entre leurs crimes et ceux des délinquants sexuels pour mieux accepter leur condition et alléger leur conscience face à leurs propres actes. Tous cependant sont des hommes et non des monstres.

Ariaferma est un superbe film sur la condition carcérale qui n'est pas sans rappeler le très réussi Je n'oublierai pas vos visages de Jeanne Herry, avec un petit supplément d'âme en plus. Un œuvre naturaliste dense et minimaliste sur la forme, magnifiée par une musique sublime. La prison est littéralement un théâtre humain, elle sera filmée comme telle sans effets tapageurs. Mais de la laideur du lieu, le réalisateur Léonardo di Constanzo parvient à faire éclore une véritable beauté. Un magnifique geste humaniste, qui n'évacue nullement les questions morales, mais parvient à les remiser au second plan pour faire éclore ce que l'humanité recèle de meilleur.

Samfarg
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le 11 août 2024

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