J'ai promis, je m'acquitte de mes dettes.
T'attaques la falaise est moins un navet qu'un film expérimental (comique) démodé. A ce titre, je me propose d'écrire une critique sérieuse de cette tentative, car rien de ce qui est humain ne m'est étranger.
Avant tout, je dois faire une place aux dix premières minutes du film. Ces minutes sont précieuses; elles provoquent une sidération semblable à celle de ces personnages qui, après un voyage dans le temps, découvrent la télévision. Cet effet me semble délibéré; le montage est haché, montant quatre scènes en parallèle: Rodrigue et Chimène au réveil; l'Infante déclamant au supermarché; les Maures envahissant la caserne; la dispute des pères. Le lien logique entre ces quatre scènes ne se comprend pas dès l'abord, brouillé par le contraste entre les jeux hystériques des deux premières et le hiératisme des deux secondes, entre des univers visuels disparates (supermarché blafard, rues grouillantes, appartement blanc, bureaux surchargés), entre des bandes sonores à l'avenant. Pourtant, à la quatrième vision, le choc est moins saisissant, sa fonction plus claire (et classique): servir de mode d'emploi, d'exposition, non de l'intrigue mais du procédé.
Ce procédé, le voici: jouer le Cid dans l'Espagne franquiste, avec des personnages conscients de leur rôle.
- conscients: ainsi, Rodrigue et Chimène se marient chaque jour, chaque jour leurs pères se disputent. Toutefois, ce jour qui nous est raconté est différent parce que cette fois Don Gomès est allé trop loin et que les Maures sont aux portes du palais. La clé pirandellienne est pourtant souvent la plus pertinente pour de nombreuses scènes, à l'issue desquelles il n'est pas rare que les acteurs saluent. Le récit de la bataille contre les Maures et la fin sont directement théâtraux, selon un effet de mise en abîme qui n'est pas si loin de l'Illusion Comique.
- franquiste: les pères sont des généraux, l'atmosphère générale est celle d'une décadence incarnée par un Don Fernand paralytique et incontinent qui dispose d'une claque incompétente. L'armée est incapable de repousser les Maures mais sort les chars pour un simple duel. L'honneur, valeur centrale du Cid, est pris dans cette version satirique de l'Espagne contemporaine du film.
- jouer le Cid: si le film est infidèle à la pièce de Corneille, il ne l'est ni dans le détail ni dans le déroulement général. Les scènes sont détournées mais comprennent de vrais alexandrins (parfois achevés par des pastiches) et servent finalement les mêmes buts que celles du Cid. L'effet de ces vers d'airain au sein de scènes bordéliques est étonnant; par leur seule force ils donnent un tour solennel aux personnages, voire une vraie beauté aux plans! C'est le cas, je crois, quand Chimène vient demander la tête de Rodrigue en hurlant.
J'espère que j'ai bien expliqué ce procédé qui tient de Don Quichotte et du théâtre des années 60, voire un peu de la Nouvelle Vague. On joue, c'est à dire qu'on incarne sans y croire, qu'on filme sans construire un monde cohérent qui réponde à des désirs, et qu'on dialogue en cassant systématiquement toute tonalité dominante. Le résultat, c'est qu'on a l'impression que tout le monde fait n'importe quoi.
Or, le film possède un sens, indiqué par antiphrase par l'Etasunien qui conclue par quelque chose comme "Je ne comprends rien à votre histoire". Si je ne faisais pas une critique sérieuse, je dirais que le film a simplement quelques années d'avance sur un certain postmodernisme, au sens où il ne propose rien d'autre qu'une utilisation jouissive d'une pièce patrimoniale, sans lui donner une actualité morale (chose qui est une tarte à la crème dramatique et journalistique: "Pourquoi monter "Tartuffe" aujourd'hui? - Hé bien je crois que c'est une pièce qui parle de nous, qui a beaucoup à dire sur notre époque") ou historique (comme To be or not to be). On peut pourtant constater que, si l'on inclut cet américain, trois personnages s'enfuient pour fuir les relations contraignantes...
Vous allez me dire: mais, voyons, le film est tout de même raté? On ne peut pas mettre 8 à cela? Hé bien voilà pourquoi je ne fais pas de critique cinéma. Je ne vois pas tellement pourquoi je mettrais de bonnes notes à Deux ou trois choses que je sais d'elle et à Made in USA et pas à T'attaques la falaise, alors que leurs bases esthétiques, une fois énoncées, sont assez proches. L'image et les plans du film ne sont pas systématiquement moches; le jeu bouffon et hystérique des acteurs cadre parfaitement avec le projet, que je trouve plus cohérent à chaque vision. Alors non, je ne sais pas si ce film est raté; il ne l'est pas à mes yeux, et je suis incapable d'universaliser mon avis; je ne peux pas tellement faire confiance aux autres non plus. Alors, que faire, sinon vous inciter à tous voir ce météore?
Surestimé
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le 23 déc. 2011

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